La fin et les moyens
Pourquoi les organisations deviennent bureaucratiques et comment l'éviter ? #268
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🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté. Cette semaine : débureaucratisation & rockn’roll
“Les organisations substituent invariablement les moyens aux fins. Toujours. C’est au fond plus confortable. Plutôt que de dire “je suis responsable de la lutte contre l’échec scolaire avec une métrique qui est “l’échec scolaire”, je préfère dire “je suis responsable de la mission d’information sur l’orientation scolaire” (...) J’ai réalisé une action plutôt qu’une finalité. C’est un phénomène assez profond (...) On voit bien que les organisations bureaucratiques, privées comme publiques, se délitent toujours en s’organisant en fonctionnalités même si elles sont nées d’une finalité”.
Cet extrait de l’entretien que Pierre Pezziardi m’a accordé1 rappelle certains principes fondateurs de Beta Gouv, l’incubateur des start-up d’État que Pierre a fondé avec Henri Verdier. Pierre est actuellement conseiller de la Direction Interministérielle du Numérique. Son blog est sous-titré “débureaucratisation et rockn’roll”. Prenons le temps de déceler d’où vient ce mal moderne des organisations : la bureaucratisation.
En gagnant en taille les organisations se structurent en systèmes hiérarchiques régis par des règles strictes qui pré-définissent les relations entre services et avec l’extérieur. L’individu y est assigné à des tâches précises et ses interactions sont filtrées par des protocoles étroitement contrôlés. Comprendre pourquoi les organisations, qu’elles soient publiques ou privées, à but lucratif ou non, s’éloignent de leur objet initial pour se perdre dans la bureaucratie est une des mes grandes interrogations professionnelles. J’ai travaillé en collectivité locale, SCOP, agence publique, grand groupe, startup et free lance. Maintes fois j’ai pu constater cette dérive. Depuis que je réfléchis sur les solutions au dérèglement climatique, j’y vois même un blocage pour atteindre les objectifs climatiques. Ce qui était un enjeu de qualité de service ou d’efficience opérationnelle devient un sujet existentiel. Au-delà des mesures à prendre, la manière dont nous les mettrons en oeuvre devient essentielle lorsque l’on aborde ces problèmes extrêmement complexes.
Comment une organisation devient-elle bureaucratique ? Le cheminement est souvent le même. Au commencement il y a bien une “finalité” : une intention forte des décideurs (fondateurs, élu, responsables) pour la réalisation de laquelle l’organisation est bâtie. C’est l’esprit pionnier, chacun fait feu de tout bois pour atteindre l’objectif. On conçoit, produit et délivre ensemble. Il n’y a pas de séparation entre “faiseurs” et “décideurs”. Les équipes sont restreintes et coopèrent étroitement au quotidien. Les erreurs sont nombreuses et font partie de l’apprentissage. On “fait ses lacets en courant”, au contact des premiers utilisateurs.
Puis après le succès (ou la résignation) viennent les temps de la consolidation et de la gestion. L’organisation change d’objectifs, de dirigeants aussi parfois. Elle recherche désormais l’optimisation, la durée, la protection des acquis. Chacun devient expert de son sujet. Des rentes se construisent. On prévoit ce qui doit être fait et on fait ce qui était prévu. Peu importe si entre temps les résultats attendus (la “finalité” initiale) ne suivent pas. Les personnes habilitées à faire ne sont plus celles qui décident et planifient. De lourds mécanismes de décision et de reporting sont institués pour éviter les “erreurs” (est une erreur le non-respect de ce qui était prévu) et contrôler le bon achèvement de ce-qui-était-prévu. Les équipes consacrent beaucoup de temps et d’énergie à simplement reporter ce qu’elles font, tandis que d’autres, souvent mieux placées dans la hiérarchie, ne font que collecter et transmettre ces informations. Les profils et postes sont définis de manière rigides, les individus deviennent remplaçables. De plus en plus de “métiers” consistent à simplement déplacer l’information d’un système à l’autre dans le but affiché de “coordonner”.
Une manière simple de mesurer le degré de bureaucratisation d’une organisation consiste à se poser ces deux questions :
Quel est le pourcentage des membres de l’organisation au contact direct des utilisateurs finaux au moins une fois par semaine ?
Combien de temps s’écoule entre le moment où une décision est prise et celui où elle est appliquée ?
En gagnant en taille, les organisations délèguent de plus en plus. Une note de l’INSEE de 2021 rappelait qu’une entreprise sur deux soit fait appel à la sous-traitance, soit est sous-traitante, soit les deux. Le contrat remplace le management. Un tiers des grands groupes ont même recours à la sous-traitance internationale. Les systèmes d’information épousent ces nouveaux contours en rigidifiant les process. Se faire payer par un grand groupe international devient par exemple un jeu de pistes infernal (c’est du vécu comme vous l’imaginez). Des “réorganisations” régulières, souvent élaborées par des consultants externes, apportent enfin suffisamment de stress dans l’organisation pour faire partir les plus mobiles et mettre en tension (négative) celles et ceux qui restent.
Quelles conséquences pour les personnes qui travaillent dans ces organisations ? Ed Catmull dans son formidable Creativity Inc. parlait de “travailler pour la Bête”. “La Bête” pour lui qualifiait toutes les personnes dont l’objectif était de contrôler, sélectionner et au final perturber le déroulement d’un process créatif singulier (par ailleurs magnifiquement décrit dans le livre). Selon le fondateur de Pixar toute organisation court le risque, passé un certain stade, de travailler essentiellement pour “la Bête” : on respecte ses engagements, on suit les pratiques et les frameworks, on exécute des plans voulus par d’autres. Les indicateurs à suivre ne sont plus liés à l’objectif de départ. Les partisans de la bouteille à moitié vide pourraient attribuer à cette dérive des organisations le désengagement dramatique qui touche toutes les organisations. Rappelons que d’après le célèbre rapport Gallup moins d’un quart des salariés dans le monde déclare être “engagé” dans son entreprise. Quand on a ni l’autonomie de faire à sa manière, ni le contact avec l’utilisateur final pour en voir les résultats et encore moins la possibilité de modifier ce que l’on produit selon les retours utilisateurs, comment s’étonner de ne plus comprendre le sens de son travail ? Les adeptes de la bouteille à moitié pleine constateront que pour les salariés ou agents publics il existe un certain “confort” comme disait Pierre Pezziardi à simplement exécuter des tâches prévues et réaliser des objectifs simples pour toucher leurs primes ou ne pas avoir de souci. Et à mesure que les ambitions des organisations cherchent à coller aux objectifs de développement durable, refaire son site internet en noir et blanc ou élaborer un plan d’actions RSE présente effectivement un certain “confort”.
Ce que Pierre Pezziardi dénonce est encore un peu différent : c’est la culture dans l’administration de “l’action plutôt que de la finalité”. Plutôt que de définir un indicateur clair d’impact en matière de réduction de l’échec scolaire, on va définir une liste d’actions à mettre en place - sensées concourir initialement à la réalisation de l’objectif initial - dont on va suivre la réalisation : des tableaux de bord, des référentiels, des observatoires, des dispositifs d’information... Les “métriques” qui sont sensées mesurer l’efficacité des mesures deviennent de simples indicateurs d’achèvement. Le respect du diagramme de Gantt fait figure de stratégie. Les “expérimentations” n’en sont pas : en réalité il s’agit de la première étape, à petite échelle, d’un grand plan (tous les plans sont forcément “grands”). À aucun moment une remise en cause de l’ensemble n’est possible. Quoi qu’il arrive, le plan se déroulera comme prévu, même s’il ne sert à rien.
À cette tragédie des organisations, Pierre Pezziardi oppose l’agilité des start-up (d’État). Construite autour d’une équipe restreinte qui entremêle faiseurs et décideurs, la start-up n’a au départ qu’une autonomie de quelques mois pour tenter de trouver la solution qui permettra l’atteinte d’un objectif clair et impactant. Pour citer un exemple que je connais bien (DiaLog)2 : l’objectif de la start-up est de “permettre aux solutions de navigation grand public et professionnelles (GPS) d’intégrer la réglementation routière des autorités publiques”. Cet objectif fonctionnel s’accompagne impérativement de la définition de métriques de mesure d’impact. Pas de métrique, pas de financement. En l’occurrence cette définition a été complexe pour DiaLog. Comment mesure-t-on le succès ? Au nombre d’arrêtés recueillis dans la base de données ? Au nombre de déviations prises en compte par les GPS ? Au nombre de véhicules impactés ? Au nombre de kilomètres évités ? Les débats que nous avons eu autour de ces indicateurs montrent la complexité de l’intention de départ : et si, au final, l’intégration des arrêtés dans les GPS (fonctionnalité) conduisait à augmenter les émissions de CO2 (finalité) ?
Les sujets climatiques, comme l’urbanisme, la pauvreté ou le terrorisme, sont des wicked problems, des problèmes d’une complexité telle qu’ils semblent impossible à résoudre. Ils sont “méchants” (wicked) parce qu’ils résistent à la solution. Les résoudre impose de prendre en compte une série d’effets systémiques peu prévisibles. Le processus des start-up (d’État) permet, en démarrant à petite échelle et en contact direct avec les premiers utilisateurs, de détecter très en amont ces effets indésirables et inattendus. Cela permet de corriger le tir et, si aucune solution ne permet de les résoudre, d’abandonner le projet. L’équipe est dissoute et chacun repart vers d’autres projets. Les enseignements sont diffusés dans l’organisation et partagés avec les autres start-up via la structure d’encadrement, l’Incubateur.
On ne construit pas des fusées ou des centrales nucléaires “en mode start-up” (quoi que l’aventure SpaceX montre exactement le contraire). En revanche, on peut rater des projets numériques dans de grandes largeurs en n’appliquant pas ces préceptes. La caricature qui résume les méthodes des start-up à la recherche du profit n’a d’égale que le dogmatisme laissant croire qu’il suffirait d’interdire telle pratique ou d’augmenter tels moyens dans les organisations existantes pour atteindre les objectifs climatiques. Beaucoup s’appuieront d’ailleurs sur ces arguments pour tenter de réorienter simplement leurs objectifs sans modifier ni leur organisation ni leurs méthodes - cf. le “confort” évoqué ci-dessus. J’en reste persuadé, vaincre cette résistance est un impératif si nous voulons inventer et mettre en oeuvre les solutions nécessaires à la transformation écologique de notre société.
L’ensemble des domaines concernés devraient s’inspirer des méthodes des start-up - appelez-les comme vous voulez - pour résoudre les wicked problems qui sont face à nous : former des coalitions qui collaborent sous tension pour atteindre des objectifs d’impact par essai-erreur.
« La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent » Albert Einstein.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Des start-up d’État à l’État plateforme, de Henri Verdier et Pierre Pezziardi. Fondapol 2015 - pdf gratuit
Le site de DiaLog
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🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Comment limiter les coûts de la voiture quand 90% des habitants de territoires ruraux déclarent en être dépendants ? Les Français et leur voiture : l’économie de la débrouille. Ifop.
Voiture toujours : les véhicules autonomes circulent désormais sans conducteur. Et si leur principal apport était le développement d’une filière à part entière de technologies autonomes ? A software-driven autonomy stack is taking shape - a16z
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Un sujet qui m’intéresse énormément : les Advance Market Commitments, qui permettent de sortir de la logique de marché pour développer des technologies ou produits innovants How to start an advance market commitment (si vous travaillez sur ce sujet, faites moi signe)
Et pour finir, une matrice intéressante pour distinguer les projets AI selon leur faisabilité - Charting your AI native journey
🎤 Je donnerai le 7 novembre prochain à Bordeaux une conférence dans le cadre de l’Observatoire de l’Immobilier (OISO) sur les impacts de l’AI pour les métiers de l’immobilier.
C’est terminé pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
L’intégralité de cet entretien figure dans mon livre Après la Tech, le numérique face aux défis écologiques : procurez-vous le ici.
Très intéressant, 10 ans dans la même start-up (devenu scale-up) me permet de confirmer une bonne partie de ce qui est dit plus haut. A partir d'un moment la "bureaucratie" est inévitable car les enjeux sont plus importants. Mais il est essentiel de garder une part de "start-up mindset" dans la gestion de certains projets car c'est qui motive beaucoup de salariés à rejoindre une start-up à l'origine.
A encadrer dans tous les open spaces ;)