Le musicien, la machine et l'effondrement
À l'écoute des dernières super-productions le déclin musical semble incontestable. Mais le véritable problème n'est-il pas ailleurs, dans la prolifération prochaine des musiques génératives ? #222
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🤓 De quoi allons-nous parler ?
On m’a partagé récemment la vidéo d’un pianiste qui démontre “l’effondrement musical” des génériques de James Bond à travers le temps. L’analyse est précise. L’exposé est remarquable et sincère.
Il est si tentant d’emboîter le pas de ceux qui regrettent le temps d’antan, alors pourquoi bouder son plaisir ? Mais je reste avec une drôle d’impression à la fin.
Étant passionné par le secteur de la musique, j’ai eu envie de décrypter le décryptage. Le remettre en perspective au regard des évolutions technologiques passées et des promesses futures. Imaginer surtout l’impact de ces dernières sur le modèle économique si particulier de la création.
Car les évolutions récentes offrent des perspectives vertigineuses. La capacité des intelligences artificielles (IA) génératives à “créer” des oeuvres risque de bouleverser l’équilibre fragile entre créateurs, producteurs et diffuseurs. Leur prolifération va également perturber notre capacité à simplement discerner la “vraie” musique de la musique synthétique.
Le véritable effondrement ne sera-t-il pas dans l’attrition pure et simple des véritables créations ? On regrettera peut-être demain Billie Eilish comme on regrette aujourd’hui le talent de Michel Legrand.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : l’évolution de la musique à l’aube de la prolifération des IA génératives
Je ne connaissais pas Étienne Guéreau avant de regarder sa vidéo “L’effondrement du niveau musical”. Ce genre de titre m’incite d’ordinaire à passer mon chemin, mais il faut reconnaître qu’opposer les nostalgiques de John Barry aux fans d’Adèle a excité ma curiosité.
D’abord simple curieux, je me suis laissé gagner par la facilité avec laquelle le critique rejoue les thèmes au piano. Étienne prend le temps de décrypter chaque subtilité harmonique ou rythmique, nous révélant l’architecture invisible des mélodies les plus remarquables. C’est simple, efficace (caméra sur son visage et caméra sur ses mains), avec ce parler « vrai » qui fait merveille.
On pensait être au café du commerce et on se retrouve dans une masterclass musicale. Les 200 000 vues et les milliers de commentaires en témoignent. Le pianiste s’est d’ailleurs empressé d’en sortir une suite, qui porte cette fois-ci sur (l’effondrement musical dans) les dessins animés.
L’art de la critique est difficile
Avec beaucoup de pédagogie on (re)découvre grâce à Guéreau le génie de certaines compositions et interprétations des années 60 à 90. La comparaison avec des productions récentes n’en est que plus affligeante. Pauvreté tonale et rythmique, absence de tensions et de nuances, manque de couleur et de matière : Étienne n’a pas du tout aimé les B.O. de Skyfall (Adèle) et No Time To Die (Billie Eilish).
Il y a du Jean-Pierre Coffe en lui lorsqu’il lâche des “ah mais non mais pardon !”, pourfend le “Ré dégueulasse” d’une mélodie ou fustige la voix de “chevreau sous Lexomil” de la chanteuse californienne.
Mais les coupures publicitaires brutales nous rappellent que nous sommes sur YouTube, où l’on ne critique pas impunément des stars planétaires. Si l’immense majorité des groupies louent sa passion d’expliquer et décrypter, certains ne se privent pas de lui renvoyer le boomerang. Les critiques du pianiste sont assimilées à de la condescendance, de l’anachronisme et même du mépris de classe. Un musicien de jazz de 45 ans est forcément coupable de ne pas comprendre les musiques “populaires” d’aujourd’hui et leur préférer les classiques d’antan #OKBoomer. “Je sais que je vais passer pour un vieux c…mais…” répète-t-il d’ailleurs lui-même à l’envie.
Du déclinisme à l’effondrisme
Le terme “effondrement” est d’ordinaire utilisé par des spécialistes comme Pablo Servigne pour parler des effets du dérèglement climatique, de la crise énergétique et de la perte de biodiversité sur notre civilisation.
Tout à son indignation, le pianiste veut nous convaincre qu’il en est de la culture comme du vivant : la baisse du niveau musical serait elle aussi systémique et irréversible. Nous serions en train d’assister sans le savoir à l’extinction de l’accord +4, de l’appogiature et de l’ambitus 13ème mineur ! La pauvreté des compositions de Hans Zimmer pourrait nous faire perdre le goût de la chose, le goût de la chose bien faite comme disait Otis le scribe.
Je n’arrive pas à discerner si l’usage du terme effondrement est devenu une expression galvaudée comme beaucoup d’autres, un simple appeau à déclinistes ou si le critique joue sur une corde plus ambigüe. Dans sa deuxième vidéo sur les dessins animés, il se prend un peu les pieds dans le tapis (avis personnel) en indiquant que “si des enfants de 12 ans peuvent choisir de changer de sexe, c’est donc qu’ils sont assez grands pour recevoir une éducation musicale”…🤨
Et si on laissait les enfants tranquille ?
Justement, l’évocation à tout crin du sort des enfants pour justifier son raisonnement ressemble un peu au Point Godwin. “Peut-être que vous n’êtes pas d’accord ou pas sensible à mes arguments, mais enfin : pensez à vos enfants”. Sans être pédo-psychiatre je me permets de douter que l’absence d’écoute de la Toccata de Brahms ou des orchestrations de Michel Legrand handicape à vie l’oreille de nos chérubins. Comparer une mauvaise éducation musicale à un trauma psychanalytique me semble totalement péremptoire. Il n’y a heureusement pas d’âge pour acquérir le goût.
Le manichéisme des débats sur le climat gagne ainsi tous les domaines, obligeant à de périlleuses exagérations. Bienvenue dans les années 2020.
Plus c’est gros plus ça passe
Il faut dire qu’il y a du niveau en face. Étienne Guéreau se serait sans doute étranglé s’il avait lu cette déclaration prêtée à Sam Mendes le réalisateur de Skyfall : “Two months later she sent a music file to Mendes, who says he listened to the track on repeat for hours while driving through the countryside en route from a filming location. He then played it for producer Barbara Brocolli and Daniel Craig, “who both shed a tear, because it’s the first good Bond song.”
Traduction : “Deux mois plus tard (la chanteuse Adèle) a envoyé son morceau à Mendes, qui l’a écouté en boucle sur la route vers un lieu de tournage. Il l’a ensuite fait écouter à sa productrice Barbara Brocolli et à Daniel Craig, qui ont tous deux versé une larme, parce que c’était la première bonne musique de James Bond”.
Nous ne sommes pas dans l’analyse musicale. Nous sommes dans le plus pur marketing hollywoodien avec ses gros sabots dorés. Depuis le succès de la B.O. de Saturday Night Fever (You Should Be Dancing, Yeah !)), la musique de film est devenu un produit marketing comme un autre. La musique de film vit sa propre existence en tant que single destiné à inonder les radios et les plateformes de streaming. Les James Bond ont résisté encore quelques temps avant de sombrer dans la facilité et autre recyclage de trucs-qui-marchent.
Les compositions d’Hans Zimmer et Thomas Newman sont devenues un “genre” à part entière du 21ème siècle. Leur interprétation par des ultra-célébrités comme Adèle ou Billie Eilish n’est qu’une étape de plus dans cette marchandisation. Les multiples Grammy Awards remportés par ces morceaux parachèvent le plan marketing.
On ne parle plus de musique de film mais de placement de produits au même titre que l’abandon (sacrilège) de l’Aston Martin DB au profit d’une banale BMW, avec qui plus est interdiction de l’abîmer dans le scénario. Alors quand Étienne Guéreau fustige l’”indigence crasse” et l’absence de fond de ces “chansonnettes”, ce qu’il condamne en réalité est la marchandisation de ces “films-évènements” renouvelés presque annuellement.
Inutile par conséquent de perdre du temps à analyser la qualité musicale de morceaux dont la seule intention est de “plaire” sans prendre de risque, ce qu’ils réussissent d’ailleurs remarquablement. Cherchons l’intention, pas le talent.
La fin du début ou le début de la fin
Les dernières évolutions technologiques pourraient faire passer la critique de Guéreau pour une manifestation d’allumeurs de réverbères en 1900.
Dans Ce que l'histoire de la musique nous apprend sur l’impact futur de l'intelligence artificielle nous recensions les conséquences des technologies contemporaines sur la création musicale :
L’évolution des supports puis celle des moyens de diffusion.
La standardisation des contenus puis l’homogénéisation des mélodies avec la “variété”.
L’évolution des techniques de captation et d’écoute : miniaturisation, spatialisation et reconnaissance des sons.
L’essor des moyens de modifier la musique, du studio aux smartphones.
Et enfin la désintégration des règles de propriété intellectuelle.
Mais ça c’était avant : avant l’essor des intelligences artificielles génératives et leur capacité à concevoir en quelques clics des morceaux de musique complets. Les concevoir, et les diffuser en masse.
Comme pour les spams qui sont envoyés par milliards (90 pour être précis) chaque jour, les morceaux de musique fabriqués par des machines vont inonder nos canaux de diffusion. Spotify recense déjà 100 000 nouveaux morceaux chaque jour. Le patron d’Universal l’a bien compris, évoquant “la récente explosion des contenus qui, si elle n’est pas surveillée, conduira à la prolifération de contenus non souhaités sur les plateformes, et des problèmes de droits de propriété”. Bel euphémisme.
Des petits malins testent déjà les nerfs des plateformes en créant d’un côté de faux morceaux et de l’autre de faux comptes chargés de les “écouter” afin de générer des (vrais) revenus. À force de faciliter à l’extrême la diffusion de contenus et de limiter la lutte contre la fraude, voilà les plateformes prises à leur propre jeu.
Quelle sera la place de la création dans ce big bang musical ?
On sait que les IA génératives ne créent pas : elles conçoivent en empruntant et imitant les créations existantes. Leur prolifération prochaine peut inquiéter à plusieurs titres :
Qui va encore accepter de créer pour être “pompé par les IA” ?
Comment seront attribués et rémunérés les droits d’auteur (s’il y en a) ?
Que restera-t-il à copier quand la musique générée par des IA sera la principale source de la musique générée par les IA ?
L’effondrement musical est sans doute un pis-aller au regard de ce qui nous attend avec la musique générative.
L’ouroboros, ou serpent qui se mord la queue, marquait dans la mythologie la limite entre le noun, le dieu créateur, et le monde ordonné des humains. Il a été utilisé pour symboliser le cycle du temps et de l’éternité, la renaissance du soleil chaque matin ou la résurrection des morts.
La mécanisation de la composition musicale ne va-t-elle pas atteindre ce point par lequel le serpent se mordra la queue, entraînant une attrition générale dans la création ? Bien entendu les blogs n’ont pas mis fin aux journaux ni aux livres, et la télé n’a pas tué le théâtre. Mais les progrès de l’intelligence artificielle concernent la conception des oeuvres, pas uniquement leur diffusion. Regardons plutôt ce que les faux comptes de Twitter ont fait à l’information.
Que choisirons-nous d’écouter demain, qui en détiendra les droits, et quel sera le modèle économique de ce que nous écouterons ?
Les musiciens vont avoir besoin du renfort des philosophes - et des juristes - pour protéger leurs “dieux créateurs” du monde mécanisé des humains.
À suivre !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
La musique générative par Google - Turn ideas into music with MusicLM
L’étonnante histoire de l’auto-tune, inventé par Andy Hildebrand, ingénieur sismologue qui s’est rendu compte que les algorithmes d’auto-corrélation qu’il utilisait en sismologie pouvaient permettre de corriger la voix humaine. Wikipedia
Quand la plateforme de streaming se fait piéger par de faux comptes qui suivent de faux morceaux de musique Spotify ejects thousands of AI-made songs in purge of fake streams
Les majors sont quant à elles vent debout contre la prolifération de la musique synthétique qui menace l’ensemble de la filière UMG’s Lucian Grainge Says ‘Flood’ of AI Content Requires New Streaming Payment Models
La chaîne YouTube d’Étienne Guéreau Piano Jazz Concept
Je ne résiste pas pour finir à partager l’interview de l’un de mes créateurs préférés - Michel Gondry, autoportrait d’un cinéaste en crise et son clip réalisé “à la main” pendant le confinement Serge Gainsbourg – La Chanson de Prévert (Music Video directed by Michel Gondry)
💬 La phrase
“We are only as good as our next picture” - Walt Disney.
Traduction libre : “Seul notre prochain film dira si nous sommes bons ou non aujourd’hui”.
C’est terminé pour cette édition !
À la semaine prochaine .
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Merci Stéphane, billet super intéressant encore une fois.
Je m'interroge toujours sur la persistance d'univers parallèles en la matière, enfin d'un univers parallèle en particulier : les institutions culturelles forment des compositeurs de grande qualité, dont personne n'écoute la musique car elle est difficile d'accès, un peu comme une installation d'art contemporain.
Et souvent ces compositeurs ne peuvent se résoudre à écrire de la musique plus accessible, de peur d'être perçus comme ringards par leurs pairs.
Il y a là un vrai gisement de créativité et de compétences techniques, même si ça concerne un petit nombre de personnes. Peut être que leur heure est en train d'arriver.
Bonjour, à lire sur le sujet de ce que le numérique fait à la musique, les livres de Jaron Lanier. Ce "papa" de la réalité virtuelle démontre bien comment dès l'émergence du synthé, une certaine musique et une certaine créativité disparaissent de notre univers sonore. Lui-même compositeur, il est revenu aux instruments physiques qui apportent plus de nuances et de subtilités... un peu comme les baroqueux des années 80 ont fait revivre les splendides contrastes de la musique du 16/17ème en se défaisant de l'interprétation de l'ére classique. Tout espoir n'est donc pas perdu ! ;-)