Le pouvoir du gris
De tout temps les rebelles, bricoleurs et bidouilleurs ont inspiré de nouveaux usages. Et si le gris était la couleur de l'innovation des années 2020 ?
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact de la transformation numérique sur l'économie et la société.
Merci et bienvenue aux nouveaux !
💌 Vous et moi
Dans notre activité quotidienne chez 15marches, nous observons les signaux faibles pour y déceler les tendances futures. Nous cherchons à détecter dans tout changement le point de bascule, ce moment où une émergence devient pratique courante et une exception devient la norme. C’est pour nous le moyen de projeter le futur, d’abord dans nos récits, puis plus concrètement dans les produits que nous concevons pour nos clients et les stratégies que nous leur proposons de déployer.
Cette semaine, j’aimerais vous parler de la manière dont nous appréhendons dans nos recherches le “gris”, c’est à dire les activités à la frontière entre légalité et illégalité, débrouille et magouille. En travaillant sur nos tendances mobilité, nous avons constaté l’essor des garages à ciel ouvert, de la conduite sans permis et du défaut d’assurance. En se projetant sur les futures restrictions de circulation pour les véhicules les plus polluants et la “fermeture” des véhicules de plus en plus connectés, nous en avons conclu que nous tenions un potentiel point de bascule.
Ce qui nous intéresse n’est pas d’apporter un jugement moral ou politique : c’est de détecter parmi ces usages ceux qui sont les ferments d’innovations futures. Si l’on a coutume de dire que “les bonnes idées ont souvent l’air de mauvaises idées au départ” (pensez à Airbnb), le même raisonnement peut être appliqué pour les activités aux frontières de la légalité. Les exemples passés sont légions : nous en détaillerons quelques uns. Ce qui nous intéresse maintenant est de découvrir les prochains basculements, les prochains usages qui deviendront produits.
Nous partageons ci-dessous nos premières réflexions sur le sujet. N’hésitez pas à nous dire en commentaire ce que vous en pensez et les exemples de “gris devenu blanc” qui vous viennent à l’esprit.
En avant la grisaille.
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🎯 Cette semaine
Un sujet qui nous a marqué
Les activités grises se situent souvent dans une zone comprise entre ce qui est légal et ce qui est illégal, légitime et illégitime, moral et immoral. Mais les comportements changent, de même que les opinions. La loi elle-même n’est pas immuable.
Quand les mouvements contestataires font changer la loi
C’est un hasard mais cette semaine sera l’anniversaire de l’Appel de l’Abbé Pierre : suite à une série de drames, l’Abbé interpellera en 1954 les élus dans un texte poignant, qui conduira à une modification des règles d’expulsion. On peut y voir un mouvement séculaire d’adaptation du droit à l’évolution des modes de vie, mais c’est aussi la démonstration que ce qui est légal (expulser un locataire qui ne règle pas ses loyers, même en hiver) peut devenir illégal. Et vice versa.
Plus tard les années 60 verront la montée des mouvements de désobéissance civile, qui conduiront l’État fédéral américain à reconnaître des droits civiques et sociaux aux minorités raciales. En France aussi, les droits des femmes, des concubins, des enfants naturels, des homosexuels,…évolueront en légalisant des pratiques et des aspirations antérieures.
Plus proche de notre sujet sur les mobilités, le tourne-à-droite cycliste ou encore le droit de rouler à contre-sens dans les zones 30 sont d’abord apparus sous forme d’expérimentations officielles (qui elles-même entérinaient des pratiques “sauvages” existantes) pour entrer ensuite dans le Code de la Route.
Quelles seront les prochaines “régularisations” ?
Rien qu’en France, 350 000 véhicules ne seraient pas passés au contrôle technique (lien). Plus globalement, 18 millions d’infractions routières (hors stationnement) sont verbalisées et plus de 60 000 permis de conduire sont invalidés chaque année. D’ailleurs, 770 000 conducteurs circuleraient sans permis (lien). Et ne parlons pas des incivilités dans les transports publics.
Derrière le clinquant des publicités, la mobilité est en réalité un continent gris.
Et cela ne devrait pas s’arranger ! Les Zones à Faibles Émissions (ZFE pour les intimes) entrent en vigueur dans les agglomérations où il sera interdit de circuler avec des véhicules trop polluants. La pression est déjà très forte sur les détenteurs de vieux diesels, dont c’est parfois le seul moyen de locomotion pour leurs trajets domicile-travail. 27% des véhicules de Seine-St-Denis seront interdits prochainement de circulation à l’intérieur de l’A86.
De quoi doper de nouvelles pratiques “grises” ? De quoi inspirer de nouveaux produits, de nouvelles offres de service ?
Quand les pratiques grises deviennent produits blancs
C’est l’élément qui nous intéresse dans notre recherche. L’histoire des techniques est pleine d’inventions jugées d’abord illégales ou marginales et qui sont ensuite devenues la norme. La culture ou la mode excellent dans l’art de récupérer les pratiques à la frontière de la norme pour en faire des produits tendances. On parle d’abord de pirates, puis d’early adopters, avant que leurs pratiques deviennent simplement à la mode.
Je mets à part la manière dont le secteur informatique négocie avec les “pirates” pour déceler les failles de sécurité et les réparer. Retenons simplement que ces pratiques sont courantes chez Tesla, qui rémunère pen testers et autres chasseurs de bugs. Restons sur les usages.
Les (bons) designers savent observer les comportements des utilisateurs pour en déduire les améliorations à apporter à leurs produits.
L’enjeu, toujours le même, est de trouver le point de bascule, ce moment ou ce passage après lequel la pratique va devenir grand public, où le responsable produit va écouter le designer.
Le premier exemple qui nous vient à l’esprit est le streaming audio et vidéo. Après des décennies de maîtrise des canaux de distribution grâce aux supports physiques (vinyl, CD, cassettes), les majors ont mis longtemps à trouver la parade à la numérisation de “leurs” contenus. Le streaming via une plateforme type Spotify ou Netflix a remplacé le téléchargement légal (VOD, iTunes,…) qui avait auparavant remplacé le téléchargement illégal. Avec à la clé des innovations de modèle économique aussi pour collecter et reverser les redevances aux artistes et leurs producteurs.
Je ne vais pas faire une thèse ici sur ce sujet, mais gardez en mémoire d’autres exemples comme les squats de logements ou d’espaces qui ont conduit à des nouvelles formes d’occupation comme les tiers lieux, fablabs ou le coworking, le street art qui est passé d’activité illégale à…élément d’attractivité de la ville, subventionné et mis en valeur dans le cadre de visites touristiques, ou encore le CESU (chèque emploi service) ou le statut d’auto-entrepreneur qui ont permis de convertir une bonne partie du travail au noir en activité légale et protectrice pour l’employé·e.
Comment trouver la lumière dans le gris ?
Vous l’avez certainement noté : les derniers exemples cités impliquent la puissance publique. Celle-ci peut juger légitimement qu’une pratique est suffisamment répandue pour devenir légale, c’est même un mode éprouvé de résolution de conflits (et la preuve que nous vivons en démocratie).
Mais qu’en est-il des entreprises privées ?
La manière dont les plateformes de diffusion de contenus tolèrent, voire encouragent le transfert de comptes entre particuliers est intéressante. “T’as pas des codes (d’accès à Canal+, Netflix,…) ?” est devenu une pratique courante et très largement partagée. Levez la main si vous ne l’avez jamais fait 🤷🏻♂️
La faute…aux usages, car le partage de codes est aussi utilisé de manière totalement “normale” au sein d’une famille. Le fondateur de Netflix, Reid Hoffmann, en parlait dès 2016 :
“Password sharing is something you have to learn to live with,” Hastings said. “There’s so much legitimate password sharing, like you sharing with your spouse, with your kids, so there’s no bright line, and we’re doing fine as is.”
(trad. : “vous devez apprendre à vivre avec le partage de codes, car il y a tellement de partages légitimes, comme partager avec votre conjoint, vos enfants, il n’y a pas de lignes claires, et cela nous convient comme cela”).
Aujourd’hui, le partage illégitime a pris une telle ampleur que les plateformes essaient de resserrer l’étau en le rendant plus complexe. Ce jeu de chat et de la souris est risqué, tant le partage est aussi un mode de conquête de nouveaux utilisateurs. À l’instar des offres freemium qui vous laissent utiliser un service ou un jeu gratuitement en limitant les fonctionnalités, le partage permet de goûter au service sans l’effort de la décision. Le pari étant 1/ que vous allez un jour choisir de payer pour vous simplifier la vie 2/ qu’il vaut mieux que vous soyez dans la zone grise foncée chez nous que chez le concurrent.
Pour terminer sur les transports, citons enfin l’exemple vertueux des opérateurs de transport qui “transforment le fraudeur en client” en proposant aux voyageurs en infraction d’acheter un titre de transport (généralement un abonnement, plus cher que l’amende) dont ils peuvent déduire le montant de l’amende; cette pratique grise nous plaît beaucoup car elle change également l’approche purement répressive des contrôleurs.
Voyez-vous d’autres exemples inspirants de passage du gris au blanc de ce type d’activités, ou d’innovations issues de ce type de pratiques ?
Très curieux de vous lire !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’appel de l’Abbé Pierre. Fondation Abbé Pierre
“En déambulant dans les rues, nous avons compris que le travail n’avait pas disparu de ce territoire mais qu’il se redéployait de manière plus ou moins formelle, au domicile, dans la rue, mais aussi dans certains des espaces laissés vacants par la désindustrialisation”. Enquête à Roubaix sur Les garages à ciel ouvert : configurations sociales et spatiales d’un travail informel (nous y avons puisé la photo en illustration : pardon pour cette pratique grise)
Comment les fermiers américains hackent leurs tracteurs rendus irréparables par le fabricant John Deere. Farmers Are Hacking Their Tractors Because of a Repair Ban (YouTube)
Le livre de Nicolas Nova sur l’économie “grise” des réparateurs de smartphone. New book! Dr. Smartphone: An Ethnography of Mobile Phone Repair Shops
Selon la linguiste Annie Mollard-Desfour, le gris se situe “entre bien – blanc – et mal – noir –, c’est la couleur des âmes grises, ni bonnes ni mauvaises, couleur de notre humanité, celle de la bête et de l’ange mêlés”… (…). Le gris est ambiguïté, mélange de blanc et de noir (gris pur), il est également mélange de couleurs – en particulier du rouge et du vert, couleurs complémentaires. « Ligne de démarcation entre le blanc et le noir », il est également « frontière de toutes les teintes », « Styx des couleurs ».
Le livre d’Annie Mollard-Desfour sur le gris. Le gris : une couleur-caméléon
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac
La ville a sa livraison en 10 minutes, la campagne a ses distributeurs de produits alimentaires. L’essor de ces casiers chauffés ou réfrigérés traduit autant l’urbanisation des modes de vie ruraux que le délitement des services “physiques” de proximité. La boulangerie ou la pizzeria ne produira bientôt plus que pour des distributeurs comme les “dark kitchen” urbaines. Une zone grise qui n’est que le énième épisode du dégroupage de l’alimentation. Pains, pizzas, fromage... Les distributeurs automatiques sont-ils l'avenir des territoires ruraux ?
Je vous renvoie évidemment à notre lettre Pizza as a Service dans laquelle vous pourrez tenter de placer ce service. Pizza as a Service - 15marches.
On savait que les femmes marchaient moins que les hommes en ville, surtout à la nuit tombée. Cette thèse analyse pourquoi elles font également moins de vélo que les hommes dès l’adolescence. Pourquoi les adolescentes ont moins de possibilités réelles de faire du vélo que les adolescents
Sur la ville toujours, un dialogue intéressant entre “Ville du Quart d’Heure” et “France des Ronds-Points”. Voyons-nous vraiment ce qui se joue dans nos territoires? Entretien avec Carlos Moreno et Jean-Laurent Cassely
Ce rapport de France Stratégie tente de répondre à la question : “les populations des grandes métropoles les ont-elles quitté en masse pour aller vivre à Niort ?”. Spoiler : non, pas vraiment. Avec toujours cette science du titrage technocratique à nulle autre pareille… Les villes moyennes, atouts pour les nouvelles politiques d’aménagement du territoire
Truc de pro : pour connaître les projets d’une entreprise, n’écoutez pas les webinars de consultants, lisez plutôt ses offres d’emploi Blablacar - Engineering manager, train supply
En guise de final, cette splendide carte dynamique des phares dans la nuit ✨
C’est fini pour aujourd’hui !
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Stéphane