Le temps du créateur
Managers et créateurs n'ont pas la même organisation de leur journée. Ne pas tenir compte de ces différences peut ruiner le travail d’une équipe #258
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
J’en ai vu passer, des posts sur la “morning routine” idéale des gens-qui-réussissent- leur-vie. Vous savez, celles et ceux qui affirment enchaîner yoga, méditation, écriture d’un essai, réunions en marchant…dans la même demi-journée ! J’ai longtemps pensé intérieurement : “attends un peu d’avoir des enfants et on reparlera de ta routine machin” en me lamentant sur mes journées à rallonge et l’impression de ne jamais terminer une semaine. Pourtant, au final, mes enfants avaient bon dos. Quelque chose n’allait pas dans ma propre organisation. J’avais pourtant cherché à tout optimiser à l’aide d’une méthode de productivité. Jusqu’à me rendre compte d’une erreur fondamentale dans mon approche : appliquer une seule méthode alors que j’avais deux manières très différentes de travailler. Mon activité nécessite de concevoir - des études, des ateliers, des conférences, des articles…Mais elle nécessite également de manager : organiser, informer, encadrer, faciliter, décider,…Autant ma méthode de productivité a très efficace pour les tâches managériales, autant elle s’est avérée inadaptée à mesure que mon activité se déplaçait de manager vers “concepteur/producteur”, quand je suis passé de cadre en entreprise à consultant. Cette dernière activité nécessitait une organisation différente : disposer de blocs de temps “entiers”, continus et protégés. Des temps fragiles, semblables à une nuit de sommeil : facilement perturbés et difficiles à réparer lorsqu’interrompus ou fractionnés.
C’est pourquoi la lecture cette semaine d’un article sur l’ambivalence entre temps du créateur et temps du manager m’a donné envie de vous partager quelques réflexions. J’espère que ce sera du temps utile pour vous 😊.
Le minuteur Pomodoro. Source : Wikipedia
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Pourquoi et comment mieux respecter l’agenda des créateurs
Paul Graham est le fondateur de Y Combinator, célèbre incubateur de startups américain qui a vu passer les meilleurs entrepreneuses et entrepreneurs. Ses articles de blog sont courts et invitent à la discussion. En 2009 il publie Maker’s Schedule, Manager’s Schedule, un post qui compare comme son nom l’indique les agendas respectifs des “makers” (les développeurs en l’occurence, que l’on peut étendre aux activités nécessitant création et recherche) et des managers.
L’article débute par une citation de Charles Dickens "...the mere consciousness of an engagement will sometimes worry a whole day." “La simple conscience d’un engagement peut parfois vous inquiéter une journée entière”.
Le fondateur cible en particulier les réunions, décidées le plus souvent par des managers, pour leur capacité à perturber les makers. “Si vous travaillez avec un agenda de maker, les réunions sont un désastre. Une seule réunion peut exploser votre après-midi entière, en la cassant en deux morceaux trop petits pour faire quoi que ce soit de difficile. En plus vous devez vous souvenir d’aller à cette réunion. Ce n’est jamais un problème pour quelqu’un qui travaille avec un agenda de manager. Il y a toujours quelque chose qui arrive l’heure suivante, la seule question est : quoi”.
Baptiste Bénézet synthétise dans un article récent de son blog les enseignements de Paul Graham :
“L’agenda du contributeur (…) est rythmé par la vie des projets : une date butoir, une mise en production, un évènement public par exemple. Si on devait le caractériser, on dirait qu’il :
est divisé en jour ou demi-journée
facilite la concentration
est pensé pour la production
est réservé aux développeurs, designers, contributeurs.
L’agenda du manager (…) est plutôt rythmé par la vie de l’équipe voire de l’organisation : entretiens individuels, points d’équipe, résolution de problèmes, arbitrages, influence, chantiers internes…Si on devait le caractériser, on dirait qu’il :
est divisé en créneaux d’une heure
est centré sur des réunions
facilite la coordination
est ouvert à la rencontre.”
(…) Ces 2 types d’agendas fonctionnent bien séparément : c’est dans leur imbrication que nait le problème (…) Aussi a-t-on intérêt à cloisonner au maximum nos temps de production et nos temps de management chaque semaine”. L’article de Baptiste incite ensuite à modifier la manière de travailler et fournit d’utiles conseils.
Permettez-moi de revenir à ma propre organisation - peut-être cela évoquera des choses pour vous. Je disais précédemment que mon activité nécessitait de disposer de deux catégories de temps très différentes :
des “blocs longs” d’une demi-journée minimum pour faire des recherches, imaginer des démarches, rédiger, concevoir des services,…
et des “blocs courts” pour des rendez-vous de restitution, des entretiens, des réunions de coordination,…
Le consultant est situé tout en bas de la chaîne alimentaire : sa capacité à imposer son agenda est limitée. Ses clients fonctionnent le plus souvent en “agenda de manager”, constitué d’une succession de “blocs courts” entre lesquels il est assez simple de trouver des créneaux - courts. Mais la probabilité d’arriver à grouper par exemple toutes les réunions avec tous mes clients la même journée est faible. Difficile également de les mobiliser individuellement pour une journée complète de travail de (co-)création. Peu d’organisations semblent avoir profité de la généralisation du télétravail pour séparer ces deux “agendas” : par exemple l’agenda maker les jours à la maison et les réunions manager au bureau lorsque tout le monde est réuni. Je n’ai pas évidemment de vue exhaustive des agendas de mes clients mais j’ai l’impression qu’ils ont autant de “visios” chez eux qu’au bureau.
Conséquence : j’ai beau me dégager des “blocs longs” bien à l’avance pour prioriser mon agenda de créateur, ces blocs se retrouvent le plus souvent criblés de “blocs courts” au fur et à mesure du remplissage de mon agenda de manager. Difficile en effet de protéger ses “blocs longs” qui deviennent autant de “disponibilités” pour des “blocs courts” à caser. Ne parlons pas des déplacements qui sont autant de micro-moments plus ou moins mal enchaînés les uns aux autres. Travailler en voyageant consiste le plus souvent à traiter ses mails ou perdre son temps sur les réseaux. Le stress de l’arrivée en gare suffit à annihiler les meilleures volontés (et les meilleures siestes) comme dans la citation de Dickens. Je pourrais écrire un article entier sur la nuisance causée par les annonces sonores SNCF.
Cette difficulté à gérer ces deux agendas crée une insatisfaction chronique. “J’avais 4 jours et je n’ai pas réussi à produire cette tâche prévue pour 3 jours ! ” L’explication est pourtant limpide : alors que j’avais besoin de 6 blocs longs d’une demi-journée je me suis retrouvé avec au mieux 2 blocs d’une demi-journée et une douzaine de blocs de moins de deux heures. J’ai bien “traité mes emails”, mais mon deep work comme disent les anglo-saxons n’est pas terminé. Pire, ce découpage favorise paradoxalement la procrastination. Que faire quand on a une heure trente entre deux réunions ? Commencer un article ? Brainstormer ? Non. La perspective d’être interrompu par le prochain bloc ruine les meilleures intentions. On se retrouve à consulter ses notifications sur LinkedIn, noter quelques idées, ranger deux-trois choses. Voire déranger d’autres personnes en leur envoyant des messages,…et au final reprogrammer le bloc long.
Cela ne signifie pourtant pas que le travail de créateur ne sera pas réalisé. Ces temps de création se retrouveront très souvent déplacés dans les espaces vierges de l’agenda : la nuit, les week-ends, les jours fériés (tiens justement, nous sommes justement un jour férié) et les vacances,…lorsque rien ne vient briser leur structure. Lorsque les tâches “managériales” sont en mode pause.
La technologie, avec son idéal de productivité - agendas optimisés, notifications intrusives, distractions à portée de clics - est le grand ennemi des créateurs. Alain Damasio en parle très bien : « la techno désynchronise la vie sociale, la stresse et la bloque, l’accélère et la sature » (Vallée du Silicium, Seuil 2024). Le cynisme de l’époque veut que les développeurs de Paul Graham ont besoin de protéger leur agenda pour créer des solutions qui bousillent les nôtres.
À l’occasion de l’écriture de mon livre ces trois derniers mois, j’ai réalisé à quel point le temps des créateurs était fragile. Un bloc d’écriture est en réalité constitué d’environ 1 heure de lecture et prise de note, 3 heures d’écriture, 1 heure de récupération (je fais par exemple une corvée ce qui permet aux idées de se clarifier) et 1 heure de relecture attentive. Impossible de tronçonner ce bloc ou l’interrompre au milieu de l’une de ses phases. Écrire trop longtemps après ses notes fait perdre l’intention initiale. Ne pas se relire immédiatement rend la relecture ultérieure plus fastidieuse et moins inspirée. En revanche, pouvoir s’endormir en cas de blocage m’aide beaucoup à trouver des solutions. La sieste, meilleure alliée des créateurs (variante : aller courir) ! Les phases de création nécessitent de se reconnecter avec son corps : elles sont en réalité très « physiques ». Pas facile à caler entre deux réunions.
Comme en musique, le travail nécessite des respecter des rythmes, sous peine de sonner plat ou faux. Le secret des créatrices et créateurs semble être de respecter une (morning) routine qui protège leurs propres rythmes pour rester dans le bon tempo.
Et vous, comment gérez-vous les rythmes de vos activités ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article de Paul Graham et ses commentaires sur Hacker News, la communauté de Y Combinator - Maker’s Schedule, Manager’s Schedule (2009)
L’article de Baptiste Bénézet - Devenir manager ou apprendre à mener une double vie
La méthode d’organisation qui j’utilise depuis une douzaine d’années pour l’agenda manager - méthode GTD
La technique Pomodoro que j’utilise pour l’agenda créateur - Pomodoro technique
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
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Rien à voir :
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Musique encore. Il est mort cette semaine : Steve Albini, l’ingé son derrière In Utero de Nirvana. L’occasion de republier sa lettre au groupe mythique des années 90 - Steve Albini Letter to Nirvana
💬 La phrase
“Aujourd’hui les mots de passe sont devenus des mots d’ordre. La formule sans magie du pouvoir de discriminer, de séparer et d’interdire”. Alain Damasio, Vallée du Silicium (Albertine 2024). Je prendrai plus de temps pour vous parler de ce livre si cela vous intéresse.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Ouah, une analyse qui couvre bien une réalité vécue où l’articulation entre agenda manager et agenda créateur a constamment été difficile à opérer. Au point que les deuxième parties d’après midi (17h30 -20h), les WE, et les jours fériés et vacances courtes ont compensé la quasi impossibilité de dégager des demies journées entières pour créer et rédiger notamment. Merci
Un grand merci pour cet article qui m'éclaire sur les difficultés qui sont les miennes dans le management du temps !