Qu'allons-nous perdre avec l'intelligence artificielle ?
Et si la question n'était pas de savoir quels jobs allaient être détruits ou créés avec l'intelligence artificielle, mais quelles aptitudes et savoir-faire nous devrions conserver jalousement ? #227
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler ?
Depuis l’âge de pierre, le propre de l’homme est de concevoir des outils pour augmenter ses capacités et limiter ses souffrances.
La récente prise de conscience des limites planétaires réinterroge cependant l’impact des technologies sur les ressources et les milieux. Notre rapport individuel aux technologies est aussi questionné : entre nécessité, confort et addiction, de quoi avons-nous réellement besoin ? Comment fixer la limite, et qui serait assez légitime pour le faire ?
Ces questions en appellent également d’autres plus anthropologiques : lorsque l’usage d’un outil se généralise et en vient à remplacer des usages précédents, faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? Quels niveaux d’aptitudes “sans technologie” faut-il conserver ?
La mécanisation et la tertiarisation ont déjà modifié une grande partie de nos capacités physiques. La dématérialisation (appelons-la comme ça) a dirigé bon nombre de nos actions vers le “tout-à-l’écran connecté”. Se repérer, faire un calcul simple, retenir par coeur un numéro de téléphone, une date d’anniversaire,…sauriez-vous encore le faire sans votre smartphone ?
La généralisation des solutions utilisant l’intelligence artificielle semble prête à nous faire franchir une nouvelle étape. On s’était déjà habitué au correcteur d’orthographe, à la recherche d’information ou aux suggestions de contenus, mais lorsque les technologies visent à augmenter nos capacités d’analyse, de conception ou de prévision, nous entrons dans une nouvelle dimension.
Je vous propose cette semaine de partager quelques réflexions non pas sur ce que l’IA va nous apporter, mais ce qu’elle risque de nous enlever. Au-delà de la question toujours complexe des “jobs qui vont disparaître”, quelles aptitudes allons-nous perdre avec l’intelligence artificielle ? Lesquelles devrions-nous absolument conserver ?
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : qu’allons-nous perdre avec l’intelligence artificielle ?
Dans Le futur est arrivé près de chez vous, nous évoquions il y a un an “l’art de perdre”, corollaire de la nécessaire transformation de nos modes de vie :
Il faut apprendre à perdre : perdre des facilités, des pans de confort, en particulier ceux qui étaient basés sur l’exploitation d’une rente énergétique ou foncière. Mais aussi perdre cette insouciance, cet aveuglement qui nous empêche de comprendre les bases mêmes de ce qui nous nourrit, chauffe, protège et distrait.
Cette réflexion peut ressembler à un voeu pieux lorsque l’on examine les progrès des solutions utilisant l’intelligence artificielle depuis 12 mois.
Alors que les appels à la sobriété et la frugalité se multiplient, des pans entiers de ce qui nous permet de consommer, nous distraire et travailler nous échappent. Non seulement nous ne les comprenons plus, mais nous ne les maîtrisons plus. C’est vrai pour nos usages numériques particuliers (données, algorithmes, surveillance,…) mais de plus en plus pour les outils avec lesquels nous travaillons. Que savez-vous de vos outils de communication, de productivité, de comptabilité ? De quelles alternatives disposez-vous ? Avez-vous seulement le droit de les utiliser ?
Le monde du travail, en particulier l’économie de l’information et de la création, devrait être profondément bouleversé par l’irruption des large langage models. Ils vont s’imposer sous forme de fonctionnalités nouvelles dans des workflows existants (Office, Google Workspace, Adobe,…) ou de solutions nouvelles permettant de changer radicalement nos manières de faire. On pense bien sûr à ChatGPT, mais considérez que la plupart de vos actions courantes seront peu ou prou “assistées” par des IA.
En quoi cela est important ?
Dans l’excellente émission Le Code a changé (X. de la Porte, France Inter), le chercheur Alexandre Gefen évoquait en juillet le nouveau danger de “paresse cognitive” avec la démocratisation des modèles génératifs1 :
“Qu’est-ce qui se passe lorsqu’on externalise des capacités de synthèse, d’analyse, de récit, des capacités d’écriture, qui vont toucher à la fois à la clarification des connaissances, aux capacités rhétoriques,…est-ce que on a pas un danger de paresse cognitive ? (…) Dans quelle mesure on ne risque pas d’avoir des gens qui vont faire de très belles lettres de motivation aidées par ChatGPT, mais lorsqu’ils devront le faire sans outil, ils ne pourront plus le faire. Est-ce qu’on imagine un monde dans lequel on aura toujours ces outils rédactionnels, dans ce cas on ne saura plus rédiger et les outils le feront ? Ou est-ce que l’on doit considérer que les compétences argumentatives, d’analyse, sont des compétences fondamentales sur lesquelles il ne faut pas lâcher ” (à partir de 56’)
“Tous les outils rendent paresseux” rappelle le chercheur. Mais la rapidité avec laquelle les outils numériques ont envahi chaque interstice de nos vies nous pousse à anticiper l’extension du domaine de cette paresse : orthographe, syntaxe, langage, capacités à analyser, à rédiger, à créer,…?
On pense bien entendu au rôle de l’école face aux technologies comme les moteurs de recherche, de Wikipedia, de la calculatrice, et demain matin les modèles génératifs. Mais lâchons un peu la grappe à nos enfants en cette dernière semaine de vacances et concentrons-nous sur les métiers de leurs parents.
Prenons par exemple deux secteurs que je connais bien, et qui semblent des cibles idéales pour les modèles génératifs : consultant et graphiste.
Après Bloomberg qui a lancé son propre “GPT” interne, c’est le géant du consulting Mc Kinsey qui annonce le lancement de Lilli, une “assistante IA interne” entraînée sur les 100 000 documents de l’agence :
“Accessible via une interface conversationnelle et un peu à la manière de ChatGPT pour le grand public, l'utilisateur lui pose d'abord une question, à laquelle elle répond en proposant 5 à 7 contenus pertinents issus du corpus interne, assortis d'une synthèse des points clés de son analyse (avec les liens vers leur origine). Elle peut également identifier les meilleurs spécialistes maison susceptibles d'être appelés en renfort pour la suite des opérations”. Cestpasmonidée
Le consultant que je suis oscille entre jalousie et scepticisme devant cette nouvelle. Jalousie car la quantité d’informations et de ressources que nous voyons passer dans nos activités n’a d’égale que notre incapacité à tout indexer, classer et rendre accessible le moment venu. Je rêverais d’avoir moi aussi un outil pour chercher l’information que j’ai déjà et me la délivrer quand j’en ai besoin. Et je pense sans me vanter avoir depuis 10 ans une des meilleures veilles dans certains secteurs.
Scepticisme parce que j’ai du mal à imaginer la valeur ajoutée concrète de cet assistant. Contrairement à ce que laissent croire les torrents de boues qui sont déversés sur le métier de consultant, celui-ci ne consiste pas à coller “5 à 7” résultats de recherches sur des diapositives. Ce que nos clients attendent de nous, ce n’est pas de faire des recherches à leur place, c’est d’analyser, décrypter et les aider à décider. Rendre plus lisible l’incertitude. (dé)Limiter le risque. Or nous l’avons déjà expliqué ici, un modèle génératif n’analyse pas plus qu’il ne décide : il reproduit des modèles de langage pour suggérer les réponses les plus crédibles à des questions précises, sur la base de millions de réponses enregistrées et “labellisées”. Par conséquent le gain sera peut-être réel si l’activité de recherche et indexation est réalisée par des “stagiaires” (pardon pour les stagiaires) dans une logique tayloriste.
Mais là aussi il faut sortir des logiques productivistes et interroger la réalité du travail des consultants. Dans ce process, la phase de recherche est fondamentale. C’est en lisant les documents, en fouillant, en croisant des idées, en se perdant même de liens en liens, qu’apparaissent les grandes lignes, les concepts, les idées nouvelles. C’est en triturant des phrases que l’on trouve la bonne formule. Nous avons tous des process pour y parvenir, mais cela n’a rien de mécanique, encore moins à l’échelle.
Dans le cadre de la préparation du prochain Mardi Graphique sur…l’intelligence artificielle que j’aurais le plaisir d’animer le 17 octobre prochain, j’ai aussi interrogé plusieurs créatifs sur l’impact de solutions de génération d’images comme MidJourney ou encore Firefly d’Adobe. Leur réponse rejoint ma réflexion sur le métier de consultant : la phase de recherche d’images, de références et d’inspirations créatives est essentielle dans le métier de création graphique. Elle doit se faire lentement, de manière à permettre une maturation (pardon pour l’anglicisme) des idées et des concepts. Elle est fondamentalement humaine et ne peut être soumise à des impératifs de pure productivité ou d’exhaustivité. On ne trouve pas la Bonne Image ou le Bon Logo sur internet ou dans ses ressources internes. Cette image se révèle à nous de manière pointilliste, en visionnant des centaines d’images, en les comparant, en testant. Tous les gens qui créent le savent. C’est d’ailleurs la distinction que souligne Jean-Louis Fréchin lorsqu’il explique la différence entre conception et création sur la base de l’éthymologie du terme disegno, entre dessin et dessein. La machine peut concevoir. Elle ne peut pas créer.
Enfin, dans des métiers de services comme le conseil ou la création graphique, la manière dont vous délivrez (nouvel anglicisme, pardon encore) le résultat à vos clients est au moins aussi importante que l’exhaustivité ou l’efficacité de votre recherche. On ne dit pas “j’ai sélectionné parmi 100 000 documents” mais plutôt “j’ai été séduit par… j’ai été perturbé par…j’ai hésité…cela m’a fait penser à…”. Il faut rassurer, inspirer et convaincre.
Donc cette vision quantitative de l’utilisation des solutions IA dans ce types de métiers me semble sympathique mais leur valeur ajoutée n’est pas évidente. Au final, ce ne sont que des outils. Tout dépend de ce que l’on saura en faire.
Je ne néglige absolument pas l’impact que vont avoir les modèles génératifs sur l’économie, et d’ailleurs vous n’avez pas fini d’en entendre parler dans cette lettre. Mais je pense que ces nouveaux outils vont contribuer à valoriser, plutôt qu’à dévaloriser, les métiers de l’analyse, de la création et de la décision. En revanche pour les autres métiers, attendez-vous à de profonds changements. Et gare à la paresse cognitive !
Qu’en pensez-vous ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
ChatGPT dans le texte, l’émission Le Code a Changé avec Alexandre Gefen
La présentation de Lilli, la solution d’IA de Mc Kinsey, en anglais et en français
La présentation d’Adobe Firefly, la solution IA pour les créateurs graphiques.
Sur le processus créatif chez Pixar - L’innovation a besoin d’amis - 15marches
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Il y a presque un an nous évoquions ici l’étude de la CCI Paris sur les “modèles serviciels”. Cette rentrée la chambre consulaire nous gratifie d’une nouvelle réflexion sur l’enjeu de la “sobriété”, notion souvent utilisée à tort et à travers, pour les entreprises. Ce riche travail explore les différents maillons de la chaîne de valeur, de la conception au recyclage en passant par le marketing et la supply chain. Des stratégies comme la coopétition, la mutualisation, le travail avec les fournisseurs sont analysées et documentées avec de nombreux cas d'usage. Enfin, l'étude ne cache pas les difficultés et freins à lever pour faire basculer les entreprises vers ces nouveaux modèles : ROI, mais aussi questions de périmètre et d'objectivation. Les modèles d’affaires à l’aune de la sobriété - CCI Paris
Un robot conversationnel qui répond à toutes vos questions sur le climat, en citant ses sources (GIEC) et en s’adaptant au type de public (par exemple : pour enfants). Pas mal non ? ClimateQA
Climat toujours : St-Malo face à la montée inéluctable des eaux. Avec des images impressionnantes. L’histoire ancienne d’un risque contemporain - Le Monde.
Vous n’avez peut-être pas échappé non plus à la sortie d’Oppenheimer, le dernier film de Christopher Nolan. Le projet Manhattan est souvent cité en référence lorsque l’on évoque la vitesse d’un projet complexe (moins de 4 ans, 130 000 personnes, voir la timeline ici). Mais saviez-vous que bien d’autres projets ont été achevés dans des délais très courts ? La Tour Eiffel par exemple a été construite en moins de 800 jours. L’Empire State Building en 410 jours, l’iPod en moins d’un an,…Patrick Collison, le fondateur de Stripe, a listé les projets les plus rapidement réalisés, et cherche les raisons pour lesquelles ils se font plus rares depuis quelques décennies. Fast - Patrick Collison
Reste à savoir si nous avons toujours besoin d’aller plus vite ou au contraire plus lentement (reprendre au début du post 🔁).
💬 La phrase
“Je suis pessimiste par l’intelligence mais optimiste par la volonté”. Antonio Gramsci
C’est terminé pour aujourd’hui ! Merci de nous lire.
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir ou m’écrire en répondant à cet email.
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Pour mieux comprendre ce qu’est un modèle génératif lire Que faut-il savoir sur ChatGPT ?
Sujet magnifiquement traité Stéphane : bravo ! Nous nous posions la même question cet après midi avec une amie. C’est drôle de lire votre analyse ce soir ! Personnellement j’utilise énormément CHATGPT depuis sa sortie et je trouve que c’est à la fois un assistant hors pair à mes côtés, un professeur en continu, un espace de connaissances infini, une aide à la création inestimable, un challenger sur mon écriture et ma capacité à faire des plans encore plus clairs, un prompteur efficace dans certains cas … Bref je ne me lasse pas de voir tout ce que j’obtiens grâce à cet outil mais surtout … oui je peux régresser sur certaines aptitudes. Néanmoins j’en découvre d’autres comme mixer des idées qui en amènent de plus singulières ; comparer à l’échelle des points de vue sur un même sujet, cela me permet de me faire une opinion plus affinée ; chercher plus et plus loin pour exercer ma curiosité et mon sens critique, etc.
Je recommande juste une chose et je rejoints en cela votre analyse sur les consultants : il faut connaître son métier et avoir des bases solides dans la rédaction, le copywriting, la recherche, l’analyse, la synthèse … sinon l’IA générative ne conduit pas seulement à la paresse cognitive. Elle conduit à écrire et produire pour soi même et non dans l’intention de transmettre, de partager, de chercher à débattre, à faire avancer les idées…
Moi je me pose la question : qu’auraient pensé les Encyclopédistes d’un tel outil ?
Super numéro de 15marches qui résonne avec mes réflexions et démarches en cours.
Belle description du métier de consultant.
Bonne rentrée !