Si l'écologie est verte, de quelle couleur est le numérique ?
L'évolution de la place du numérique dans les discours des organisations publiques et privées reflète les controverses qui agitent la société sur ce sujet #255
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Pendant vos vacances je continue sans répit la rédaction de mon livre sur les liens entre numérique et écologie. Ce travail d’écriture me donne l’occasion de prendre du recul sur certains phénomènes qui transforment la société à bas bruit. Cette semaine je souhaitais partager avec vous l’évolution de la place du numérique dans les discours des organisations publiques et privées. De la startup nation au numérique responsable, la transformation digitale est passée en quelques années des feux de la rampe au côté obscur de la force. Longtemps dispensé de rendre des comptes, le numérique voit désormais ses entrailles exposées au grand jour. Les adjectifs qui l’affublent - vert, éthique, responsable, éco-conçu,… - traduisent les controverses d’une société qui ne sait plus si elle doit accélérer ou ralentir, prendre des risques ou se protéger. Retour sur la décennie qui changé la couleur du numérique.
La “photo la plus célèbre du monde” - un fond d’écran Windows XP - prise en 1978 dans la Napa Valley (USA) par un photographe de National Geographic
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Quelle est la couleur du numérique ?
C’était il y a plus de 10 ans. Les Barbares de The Family attaquaient pêle-mêle l’éducation, l’immobilier, les médias, le tourisme, la santé,….Les visuels façon rétro-futur des années 50 posaient l’ambiance : “Tous les secteurs vont être disruptés par les tech companies1 ! Personne n’y échappera ! Dépêchez-vous de vous inscrire à nos formations avant qu’une startup vienne réduire en poussière votre business ! Il n’y aura pas de place pour tout le monde !” Des partenariats avec la vénérable Caisse des Dépôts ou l’Institut Montaigne donnaient à l’ensemble un gage de respectabilité. Les fondateurs de The Family, l’incubateur-agitateur derrière Les Barbares Attaquent, avaient tout compris de l’époque. Attirer les fondateurs de startups d’un côté avec la promesse d’accompagnement “à la Y Combinator”, et attirer de l’autre les grandes entreprises en leur promettant un accès aux startups et des formations. Le mix parfait entre bourgeoisie des corporates et bohème des entrepreneurs. On y croisait sous la verrière du Marais députés, artistes, mannequins et startupers, pour refaire le monde ou lever des fonds. De quoi dépoussiérer l’image très “Mieux Vivre Votre Argent” véhiculée jusqu’alors par les réunions de business angels. Ajoutez à cela un mélange des genres entre responsabilités publiques et intérêts privés : vous aurez l’épicentre bouillonnant de la tech française des années 2010.
Visuel d’une des conférences de The Family (2014)
Las, les Barbares se sont depuis entre-déchirés, le local a été déserté et les pages correspondantes de leur site sont inaccessibles. Au-delà du messager, c’est le message lui-même qui s’est considérablement terni. Que s’est-il passé en 10 ans ? Leurs prédictions sur la puissance transformatrice des entreprises du logiciel se sont-elles avérées fausses ? Et bien non. Tous les secteurs ou presque ont bien été “barbarisés”, à commencer par les médias et le divertissement, mais aussi la mobilité, l’hôtellerie, le retail…Vous n’avez sans doute pas perdu votre job, en revanche vous dépendez pour travailler, échanger avec vos amis, partir en vacances,… quasi exclusivement de solutions numériques de ces tech companies. Et même si vous n’utilisez pas leurs produits, une partie de la valeur ajoutée que vous produisez s’échappe vers ces entreprises. La prédiction énoncée dans L’Âge de la Multitude d’Henri Verdier et Nicolas Colin s’est réalisée : les entreprises qui réussissent sont désormais celles qui savent procurer une expérience exceptionnelle à leurs utilisateurs mais également utiliser la puissance et la créativité de ces utilisateurs pour améliorer leurs produits. Si la transformation numérique a bien eu lieu, d’où vient cette évolution des discours ?
Avançons jusqu’en 2017. La (french)tech est toujours à la mode. Les candidats à la présidentielle française s’affichent au CES de Las Vegas. À Paris, la Halle Freyssinet est sauvée de la destruction par Xavier Niel, lui-même pionnier du numérique version Minitel et investisseur avisé. Sous les nefs de béton, Station F devient “le plus grand incubateur de startups du monde”. La Silicon Valley n’a qu’à bien se tenir ! Les lignes de code remplacent les lignes de chemin de fer. Une berline avec chauffeur devant l’entrée rappelle la présence quotidienne d’un ancien président de la République2.
Maurice Lévy, l’emblématique président de Publicis, ne s’y trompe pas en lançant son Salon Vivatech Porte de Versailles. Prière de laisser les cravates à l’entrée et d’écouter les startupers pitcher dans des stands minuscules. Nous voici en plein rêve d’un pays qui saurait en même temps élever des licornes et protéger ses vieux éléphants. Le nouveau président de la République y popularisera d’ailleurs l’expression startup nation dans un discours très technophile. La tech devient un objet politique, pour le meilleur et pour le pire.
Les services de l’État s’en inspirent également. Dans leur opuscule “Des startups d’État à l’État plateforme”, Pierre Pezziardi et Henri Verdier (devenu entre temps Directeur Interministériel du Numérique) nous mettent au pied du mur : nous devons choisir entre un “exode numérique choisi ou une ubérisation subie”. Il est urgent de renouveler la manière de créer des services aux usagers, changer les méthodes de travail des agents publics et transformer l’appareil d’État. “Le statu quo ouvrira un boulevard à des acteurs innovants - privés pour la plupart - qui s’empareront des problèmes des citoyens - chômage, non recours aux aides publiques, mal logement, santé - reléguant l’État à un rôle de soutier bougon et procédurier plus que de protecteur bienveillant”. Verdier et Pezziardi proposent de généraliser le recours aux startups d’État, un dispositif qui vise à concevoir des services numériques en utilisant les méthodes éprouvées des startups du web tout en conservant une stricte logique d’intérêt général et d’éthique..
En arrière-plan se dessine le concept d’État-plateforme : “un État qui stimule et accueille l’engagement citoyen, qui favorise et utilise l’innovation du plus grand nombre, qui garantisse les ressources accessibles à tous” (…). Le projet dépasse la simple numérisation des process et outils, à l’instar “des acteurs dont le moteur innovant est moins la technologie que les modes d’organisation qu’elle permet”.
Ces mots ont inspiré une génération d’agents de l’État et une communauté de faiseurs, désireux de contribuer à construire ces services3.
Au moment même où ce texte est publié, le monde commence à mesurer très concrètement les dégâts que pouvait causer la tech. Entre Brexit, propagande terroriste et élection de Donald Trump, le constat est sans appel : la disruption des médias a laissé place à un capharnaüm de mensonges et propagandes plus ou moins sponsorisés. Le modèle économique basé sur la publicité se transforme en capitalisme de surveillance. L’ubérisation laisse des millions de personnes sans protection sociale. Internet s’est refermé autour de quelques grands services numériques. Face aux commissions d’enquête, leurs dirigeants semblent vivre sur une autre planète.
Un an plus tard, le président de la startup nation revient à Station F avec un discours légèrement plus “vert” : “cet écosystème, il est aussi porteur d’une forme de responsabilité sociale, d’une conscience environnementale, d’une volonté d’inventer des modèles justement économiques qui sont en même temps des modèles éducatifs et de transformation toute entière de la société (…) Et si on veut relever le défi environnemental dont on parle chaque jour, si on veut réussir à créer cette Tech4Good (…) ça passera aussi par l’écosystème que vous représentez, les règles qu’on se donne collectivement et la capacité à réussir dont on vous dote”. Maurice Lévy aurait approuvé ce concept très publicitaire de Tech for Good, qui allie “capacités à réussir” de la tech et vertu plus ou moins auto-proclamée du good. Un concept qui va séduire toute une génération de néo-entrepreneurs en quête de sens et d’impact.
L’année 2018 verra cependant l’émergence du mouvement #metoo, la manifestation devenue virale d’une jeune suédoise de 16 ans et la démission en direct du ministre de l’écologie Nicolas Hulot. Des digues cèdent les unes après les autres. La société se radicalise. La convergence des luttes associe violences sexuelles et sexistes, inégalités sociales et atteintes au climat. Les évènements technologiques font désormais une large place aux bornes de recharge éco-conçues entre deux fresques du climat. Les consultants technophiles d’hier deviennent évangélisateurs du GIEC. Le numérique n’est plus fréquentable : il ne sort plus qu’accompagné.
La tendance s’accélère en 2019 lorsque crises alimentaires, canicules et incendies géants se succèdent à un rythme infernal. Les jeunes commencent à manifester chaque semaine pour le climat. L’étudiante suédoise interpelle les dirigeants à la tribune de l’ONU : “Comment osez-vous ! Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos mots vides !”. Il n’est plus question de compromis ni de gain de temps. L’éco-anxiété explose. Chaque organisation publique ou privée est désormais jugée au regard de sa contribution pour atteindre les objectifs de réduction des émissions de CO2. Le dérèglement climatique n’est plus un sujet de militants.
La pandémie mondiale offre une étrange parenthèse qui ne fait que souligner les paradoxes de la situation dans laquelle nous sommes plongés. Les frontières n’ont plus de sens lorsqu’un virus peut faire le tour de la terre en quelques semaines. Personne ne pourra y échapper. La pandémie a aussi révélé l’étendue de l’effort à accomplir : même en confinant des milliards d’individus, les émissions de CO2 n’ont baissé que de 5%, soit à peine l’objectif annuel des Accords de Paris. Enfin, le numérique et les startups ont joué un rôle plus que salvateur durant cette période : le premier a maintenu travail, études et cohésion sociale malgré les confinements; les secondes ont conçu des vaccins en un temps record. Face à des problèmes de cette envergure, les états et la vieille économie montrent leurs limites. Mais cette overdose de numérique a également quelque chose d’effrayant : les fake news et autres théories du complot se multiplient, le temps d’écran individuel est hors de contrôle, les comportements sociaux et professionnels se dégradent.
Face à ces dérives, un mouvement émerge : le numérique responsable. Il vise à réduire les principaux impacts du numérique par l’éco-conception, la durabilité et la sobriété des services, des équipements et des infrastructures. Chacun est invité à alléger son site internet, prolonger la durée de vie de ses appareils et interroger ses usages. C’est alors que fin 2022 le monde assiste ébahi au lancement public de nouvelles technologies pas du tout “responsables” : les large langage models. Nécessitant de formidables puissance de calcul pour leur entraînement, ils forcent les big tech à courir après les GPU, des composants informatiques très performants. La consommation d'électricité des data centers devrait tripler d'ici 2030 selon le Boston Consulting Group. Marc Zuckerberg lui-même indique que les prochaines limites de l’IA ne seront pas liées à l’informatique mais à l’énergie. Les tech companies semblent définitivement se comporter comme si elles n’étaient pas concernées par le dérèglement climatique.
Les acteurs publics évoluent désormais sur une ligne de crête. L’argumentaire préliminaire de la Feuille de Route “numérique et données” de la Planification Écologique délimite bien le champ d’action de cette politique (lire ici) :
“Comme l’innovation ou comme l’argent, le numérique n’est pas une fin en soi (...). À lui seul, le numérique ne sauvera pas le vivant. Il contribue même à aggraver le dérèglement climatique par certains aspects. (…) Inaugurer le navire, c’est inaugurer le naufrage, et le numérique vient avec un lot de risques réels. La mise à l’eau est pourtant nécessaire (…). Sans numérique et données, pas de déploiement massif des énergies renouvelables, pas de développement du covoiturage, pas de traçabilité (…) pas de mesure de l’empreinte environnementale (…), pas de transparence sur l’impact de nos choix de consommation, pas de gestion éclairée de la ressource en eau en cas de sécheresse, pas d’anticipation du recul du trait de côte (…) ou tout simplement pas de rapport du GIEC. (…) le numérique est un outil indispensable pour cibler les actions les plus efficaces, gérer la complexité, réduire les délais, modéliser, anticiper les crises, mettre en réseau, mobiliser (…) Le numérique doit aider à changer le système actuel, non à l’optimiser encore davantage”.
En conclusion, je citerais Daniel Kaplan : “Les gourous du numérique vous disent toujours que la résolution des problèmes est pour demain. Ils disent toujours “le vrai impact, vous l’aurez plus tard”. Depuis que je le connais, le numérique se conjugue tout le temps au futur. Donc à un moment, on peut rétorquer que cela fait quand même cinquante ans, qu’il y a un peu d’histoire et un peu de récit de la transformation quand même”. Et le chercheur-entrepreneur d’ajouter : “il n’y a pas de futur sans numérique : le numérique est là, c’est une évidence qu’il fait partie des outils au même titre que le tournevis. Mais cela ne peut pas être le même. Cela ne peut pas être celui qui ne se sent pas obligé d’optimiser quoi que ce soit, celui pour qui tout bénéfice, toute résolution de problème est réinvesti en croissance et en nouveauté”.
Vous découvrirez des extraits plus large d’entretiens que Daniel Kaplan et Laura Létourneau la cheffe de projet de la Feuille de Route m’ont accordé dans mon livre. J’espère que cet extrait vous a intéressé·e. Pour ma part : j’y retourne !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Un document synthétique très clair sur les mots du numérique responsable - Du Green IT au numérique responsable, par le Club Green IT (pdf)
Rapport sur l’impact carbone de l’IA - Green AI et AI for green - Numeum et Cigref
Des startups d’État à l’État plateforme, Henri Verdier et Pierre Pezziardi - FondaPol 2017
Feuille de route Numérique et Données pour la planification écologique - France Nation Verte - Secrétariat Général à la Planification Écologique - 2023
Ubérisons l’État avant que d’autres ne s’en chargent - Laura Létourneau et Clément Bertholet
Disrupt Yourself or Get Disrupted - Les Barbares Attaquent - The Family Tumblr
💬 La phrase
“Je ne peux pas rester couché à ne rien faire, disait-il. Le monde entier est en passe de me distancer”. Robert Mappelthorpe cité dans Just Kids de Patti Smith (2010)
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Nom généralement donné aux très grandes entreprises technologiques comme Apple, Meta, Alphabet, Microsoft, Amazon, voire Tesla et Nvidia. Personne n’utilise le terme GAFA en dehors de la France. Les anglo-saxons utilisent plus volontiers le terme big tech. Employé par extension pour évoquer les startups qui utilisent le logiciel comme principal moyen de créer de la valeur.
La fondation de François Hollande y est installée https://www.frenchweb.fr/francois-hollande-installe-sa-fondation-a-station-f/292087
Je précise que Beta Gouv qui développe les Startups d’État est un client de mon activité de conseil.
Oui tout à fait, vous avez très bien décrit le phénomène. Merci encore pour vos écrits!
Excellent papier, merci Stéphane!