Sommes-nous devenus des rois fainéants ?
Au-delà du temps passé devant des écrans, les produits numériques favorisent l'émergence d'un "peuple roi" qui veut avoir accès à tout, tout de suite, sans rien payer #274
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🤗 Vous et moi
La période entre la Toussaint et les fêtes de fin d’année est traditionnellement chargée : beaucoup de rendez-vous pour le déploiement de DiaLog, organisation d’un webinaire sur l’ouverture des données, entretiens pour les prochaines éditions de mes newsletters (et oui il y a une petite sœur maintenant). Heureusement la grisaille et les longs déplacements en TGV sont propices à la lecture. Celle de La France à 20 heures m’a donné envie de lire Le roman des marques de Raphaël Llorca. Je vous partage cette semaine quelques réflexions inspirées par ces très bons essais. Ce n’est pas très structuré veuillez m’en excuser mais cela recoupe pas mal de sujets abordés dans mon livre alors je n’ai pas pu résister.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Les apps nous ont-elles transformé en rois fainéants ?
En 2021 alors que nous sortions à peine des confinements successifs et je tentais d’imaginer les conséquences des premiers signes d’un changement de stratégie tarifaire des “apps” grand public :
Transport, pressing, repas, baby-sitting, cinéma illimité,... Vos activités quotidiennes à un clic de votre smartphone, paiement uniquement à l’usage et promos à gogo : le style de vie Balenciaga avec le budget pour Zara. Vous avez aimé les années 2010 ? Alors vous risquez de détester les années 2020. Non pas que ces applis vont disparaître, bien au contraire. Mais le monde post-COVID semble beaucoup moins favorable à la frénésie de conquête des utilisateurs “quoi qu’il en coûte” qui a caractérisé la période précédente. La dépendance des jeunes urbains aux startups Maman-as-a-Service devrait (enfin) coûter son juste prix.
Lire : Votre période d'essai gratuite prend fin aujourd'hui
Revenons un peu en arrière.
Les années 2010 ont scellé la rencontre entre deux courants extrêmement puissants :
le design d’influence, qui a utilisé la psychologie comportementale pour conditionner et parfois manipuler nos décisions lors de nos expériences numériques,
la stratégie d’hypercroissance, qui a entraîné les apps dans une course de vitesse au détriment de la rentabilité immédiate.
En emprisonnant en amont les start-up dans une logique de conquête et en aval les utilisateurs dans une logique de rétention, le “capitalisme des écrans” a transformé des milliards de personnes en zombies qui cliquent plusieurs centaines de fois par jour sur des briques de 15 centimètres. Ce faisant nous dit Raphaël Llorca dans son excellent Le Roman national des marques (2023, éditions de l’Aube), il a aussi “monarchisé les comportements du consommateur”. Citant Edgar Morin, l’essayiste constate que la publicité d’abord, les apps ensuite, ont “révélé quelque chose d’essentiel de notre société, qui est la royauté de l’individualisme, en couvrant cet individualisme roturier-bourgeois des pompes de la monarchie (…) Du transport à la livraison de nourriture, en passant par le divertissement, des centaines d’entreprises ont pratiqué des prix cassés pour espérer dominer rapidement leur marché, habituant le consommateur lambda à un style de vie autrefois réservé à une toute petite élite. Pendant des années, nous avons pris des millions de trajets Uber et Lyft bon marché, nous transportant en navette comme des rois, en partageant la facture avec les investisseurs de ces entreprises (…)”.
Premières publicités Uber en 2016 : “Uber et moi” (agence : Marcel)
Les fidèles lectrices et lecteurs de cette lettre connaissent la genèse d’Uber : les deux fondateurs sont à Paris en 2008 sous la pluie, passent devant la place Vendôme et constatent amèrement que plusieurs limousines vides y stationnent avec leur chauffeur à bord. Ils rêvent alors de la possibilité de louer pour quelques minutes seulement ces véhicules. “Être beau, rien qu’une heure durant, beau, beau et con à la fois” chantait Jacques Brel. Les fondateurs d’Uber firent le pari un peu fou que des gens seraient prêts à payer pour être “beaux et cons” seulement quelques minutes par jour, se faisant ouvrir la porte par des chauffeurs à peine moins bien payés qu’eux-mêmes. Et le public a répondu en masse, se préoccupant peu ou prou des conditions - sociales, économiques ou environnementales - dans lesquelles un tel renversement des paradigmes de la consommation était possible. La livraison de repas suivrait peu après, se développant bien au-delà des seules classes supérieures et même moyennes. Les quartiers étudiants deviendront le soir venu le théâtre d’un étrange ballet de silhouettes à vélo chargées de sacs isothermes, le nez rivé sur leur téléphone. Peu importe si les livreurs sont payés à la course, dans des conditions parfois indignes. Les promotions et autres livraisons offertes ont manifestement eu raison des plus fortes réticences1. Chacun a le droit d’être un roi plusieurs fois par semaine. Idem pour les coachs sportifs, nutritionnistes, psychanalystes,…autrefois réservés aux clients aisés. L’économie de la flemme n’a que faire des vieux clivages.
Essayons de comprendre cette mini-révolution.
La généralisation des méthodes d’UX Design a entraîné les éditeurs de services numériques dans une quête effrénée du “0 friction” ou “sans couture”. L’utilisateur doit vivre l’expérience la plus fluide possible, à charge pour les concepteurs de trouver l’adéquation idéale entre la motivation et la facilité, aussi appelé kairos dans le jargon.
Schéma du Kairos, d’après le cours de B.J. Fogg à Stanford (visuel issu de mon livre).
Cette fluidité s’est doublée de tactiques visant à embarquer l’utilisateur le plus loin possible avant de (tenter de) le faire payer. Une génération entière a fait ses premières armes dans un monde marchand biberonné au freemium, aux codes promos et autres Black Friday. C’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens, et le public a pris l’habitude de partir avant la fin pour ne pas payer.
Dans une interview récente, Julie Chapon la co-fondatrice de l’appli Yuka soulignait sur ce sujet la différence entre les utilisateurs européens et américains de son app de scan alimentaire. En Europe, le taux de “transformation” de l’app gratuite vers sa version payante atteint à peine 0,5%. Les utilisateurs déploient des trésors d’ingéniosité pour ne pas passer à la version payante de l’app, quitte à utiliser des adresses email différentes par exemple. La “vertu” qui conduit à scanner ses produits pour mieux manger ne semble pas aller jusqu’à la prise de conscience du véritable prix de ce service2. Aux USA, le taux de transformation est nettement plus élevé (2%) et surtout, plus rapide. Les utilisateurs américains considèrent que si l’app fonctionne bien et rend le service, il est normal de payer pour son usage.
Les Européens, pourtant prompts à soutenir les agriculteurs ou les cheminots en grève, oublient-ils que derrière les services (en ligne) il y avait aussi des “employés” qui ont des factures à payer et des bouches à nourrir ? Difficile à dire, parce qu’en réalité les utilisateurs sont devenus à la fois des rois et des “petites mains”. La démonétisation puis la destruction systématique des jobs intermédiaires - comptables, chargés de relation-client, livreurs, vendeurs,… - a conduit paradoxalement à nous faire faire des choses que nous ne faisions pas auparavant. On passe son temps à renseigner des formulaires, attendre des livreurs, réserver soi-même ses billets de train, son médecin, son coiffeur et calculer ses points retraite (ok, surtout les vieux comme moi). Les usagers sont mis à contribution pour renseigner, corriger, compléter voire produire le service comme dans le cas de Yuka quand ils scannent des produits pour compléter la base de données. Au sein de l’entreprise, tout semble s’automatiser en surface mais en réalité la “co-production” avec le salarié est de plus en plus importante, que ce soit pour le planning, le reporting ou les notes de frais. Le télétravail n’a fait qu’accentuer cette désintermédiation. Je ne parlerais pas ici de toutes les misères faites à un prestataire de services pour simplement se faire payer par une entreprise ou une administration 🤬.
Au final, le numérique nous a comme souvent plongé dans une suite de dilemmes. Gratuité contre captation de nos données personnelles. Simplicité contre maîtrise de nos parcours. Personnalisation contre travail gratuit. De rois fainéants nous sommes devenus en réalité des bureaucrates du quotidien, à la recherche frénétique des « bons plans » entre deux créations de comptes et mots de passe oubliés. Voici peut-être le temps venu de payer à nouveau le prix de certaines choses, renoncer à d’autres, et retrouver le sourire ?
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C’est terminé pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Je vous confie ici un secret puisqu’on est entre nous : si je suis un client très occasionnel d’Uber et plus régulier d’Amazon, je fais partie des 4 français sur 10 qui n’ont jamais utilisé une appli de livraison de repas.
Ce commentaire est de moi.
Internet a changé le monde en permettant pour un coût presque nul la fabrication de produits numériques d'une part, et leur distribution dans un réseau mondial d'autre part. Il faudrait des logiciels payants (Substack ?) et un internet payant (qui paye l'energie dépensée par internet ?)
C'est passionnant : merci de votre gratuité pour les petit et de votre prix pour les administrations même si elles aiment compliquer le réglement des presta;-)