🐋 Vestiges du futur
Savez-vous d'où viennent les technologies et usages de notre quotidien ? Comprendre ce qui nous entoure est indispensable pour imaginer un futur possible #198
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💌 Vous et moi
Le futur est souvent représenté comme un environnement totalement nouveau, dans lequel tout serait “futuriste”, des habits aux objets du quotidien. Mais regardez autour de vous : la mode, les meubles, la vaisselle, mais aussi nos manières de parler, de manipuler des objets... Il y a beaucoup plus de “passé” que de “futur” et même de “présent” dans ce qui nous entoure. Bien sûr nous avons ces briques d’aluminium proches de nos mains et vous passez peut-être vos journées sur Zoom, mais pour le reste… Nos objets, nos pratiques personnelles et professionnelles sont encore largement définies par des vestiges du passé.
Je ne suis ni designer ni anthropologue, mais j’aime m’interroger sur la manière dont ces pratiques pourraient évoluer dans le futur. Pourquoi certaines perdurent, pourquoi d’autres disparaissent ? Quelles sont les personnes qui se comportent déjà différemment et dont les pratiques pourraient s’étendre à une part plus large de la population ?
C’est ce lien entre passé, présent et futur que j’ai eu envie d’explorer cette semaine.
Vous trouverez suite à ce billet les liens utiles pour approfondir le sujet puis des ressources insolites et originales issues de notre veille.
🎯 Cette semaine
Chaque semaine un nouveau sujet décrypté. Cette semaine, ces vestiges qui nous entourent.
Quand on parle de vestiges, on évoque souvent l’image de ces os situés dans le corps de la baleine et qui n’auraient plus d’utilité fonctionnelle aujourd’hui. Les baleines et les dauphins sont en effet toujours dotés d’os pelvien et d’un embryon de fémur, datant de l’époque où ces mammifères marchaient sur la terre ferme il y a plusieurs dizaines de millions d’années.
Ces os ont intrigué les chercheurs, qui ont fini par démontrer récemment qu’ils conservaient une utilité dans les rapports sexuels entre cétacés. Leur persistance s’expliquerait par la sélection naturelle qui favorise les meilleurs reproducteurs. Fin du mystère.
Mais les mammifères ne sont pas les seuls à abriter des vestiges du passé. L’observation de notre quotidien apporte d’autres surprises.
Le clavier de Néron
Commençons par l’objet qui se situe peut-être au bout de vos doigts en ce moment : le clavier.
Le professeur Gilles Methel nous apprend dans son Histoire du clavier (lien plus bas) que :
“le clavier (…) est l’une des interfaces les plus anciennes qui soit quand au traitement et à la transmission de l’information. À l’origine il s’agissait de l’ensemble des clefs qui servaient à réguler l’arrivée de l’eau dans les orgues hydrauliques de l’antiquité (…) Néron lui-même adorait cet instrument qui lui permettait d’affirmer la pleine mesure de son talent”.
Le clavier a perduré avec le remplacement des machines à écrire et à calculer par les ordinateurs et autres smartphones.
“la pseudo révolution informatique des années 80/90 ne doit pas être considérée comme une vraie révolution mais bel et bien comme une continuité et une tradition; les claviers, traversant les techniques et les technologies mécaniques, électriques ou informatiques me paraissent tout à fait susceptibles d’incarner cette idée de tradition”.
La manière même de taper sur le clavier reste très empreinte de “mécanisation” : on continue à frapper les touches comme si elles n’étaient pas autres choses que des connexions mécaniques. “Nous ne pouvons admettre que entre l’acte d’appuyer sur la touche d’un clavier et le fait de la voir apparaître sur l’écran rien d’autre ne se soit produit qu’un micro-courant électrique”.
AZERTY ou BÉPO ?
Cet anachronisme n'est pas le seul : le clavier que j'utilise par exemple pour taper ce post est au format "AZERTY" (ordre des lettres sur la rangée du haut). La disposition de ces lettres est pourtant loin d'être optimisée. Elle provient de l'époque des machines à écrire mécanique : la disposition des lettres cherchait à éloigner les unes des autres les lettres les plus fréquemment utilisées afin d'éviter que les "bras" actionnés par les touches ne se bloquent mutuellement. C’est ainsi que fut créé en 1872 le clavier QWERTY pour la Remington N° 1 au détriment d’un classement des lettres par l’ordre alphabétique normal.
Des tentatives régulières de changement de standards pour les claviers ont jalonné l’histoire : le BÉPO, d’ailleurs encouragé par le gouvernement français ou encore le DVORAK particulièrement adapté à la frappe de mots anglais.
Mais ce sont toujours les modèles AZERTY et QWERTY et QWERTZ qui sont restés les standards. Le maintien de ces vestiges est d’autant plus surprenant que leur vitesse de frappe est particulièrement lente : 40 mots par minute à peine (perso je dois atteindre 80 mais je bois beaucoup de café).
La promesse des nouveaux claviers issus de la recherche est pourtant incontestable : la vitesse de frappe de leurs adeptes atteint 250 mots par minute. Comment expliquer le maintien d’un standard aussi peu performant ?
Tout d’abord le fait que ces standards soient… Des standards. D’un point de vue production et commercialisation, il est très difficile de déloger un standard une fois que celui-ci s’est imposé dans toute la chaîne de valeurs. Nous avons par exemple raconté l’histoire du container et son impact sur le commerce mondial : Out of the box, histoire d’une innovation de rupture.
S’agissant de l’adoption de l’ordinateur personnel, j’avais osé avancer une autre explication : les hommes, décideurs à l’époque, ne l’utilisaient tout simplement pas. Ils ne savaient pas taper à la machine car ils avaient des secrétaires pour le faire à leur place. Ce constat est l’une des explications de l’échec des premiers ordinateurs personnels lancés par Xerox, que nous relations dans ce billet au titre évocateur : Je n’ai jamais vu un homme taper aussi vite sur un clavier.
Mais si l’on reste sur la “matérialité” de la révolution numérique, le clavier n’est pas le seul à comporter des vestiges du passé. C’est l’ensemble de l’écosystème numérique qui entretient un lien étroit avec le passé tangible qu’il est sensé remplacer.
Toponymie d’internet
La permanence du clavier n’est pas le seul vestige du passé dans nos vies numériques. Internet en est un exemple intéressant dans un autre registre : celui du vocabulaire. Les vestiges du monde tangible sont partout dans les appellations qui forment la toponymie du numérique : site, adresse, page, liens, dossiers, pièces jointes... Ces mots désignent l’ “équivalent-géographique” et matériel de toutes les technologies et standards utilisés sur le web. Les esprits les plus vifs me feront remarquer l’usage du terme “lettre” pour le billet numérique que vous lisez en ce moment 💌
Dans le même ordre d’idées, l’évolution des logiciels et applications installées vers des solutions collaboratives “qui tournent sur le navigateur” fait disparaitre la notion même de fichiers. Quand vous êtes sur Google Docs ou sur Miro, chaque collaborateur ne sauvegarde pas le travail commun sur un fichier stocké sur son disque dur ou un serveur. Ces gestes du passé sont devenus obsolètes.
Le récent rachat de Figma par Adobe pour la bagatelle de 20 milliards de dollars en est un signe manifeste. Le géant des logiciels graphiques s’est en effet aperçu qu’un nombre grandissant d’utilisateurs privilégiaient Figma pour des projets collaboratifs. De quoi envisager la disparition des “.ai ou .psd”, ces fichiers qu’on se transmettait avec commentaires et inévitables problèmes de version ? À suivre…
Éloge de la matérialité
Quels termes utilisera-t-on pour qualifier les nouvelles manières de travailler en ligne ? Sans doute des termes ayant un rapport matériel avec la tradition précédente. Comme l’écrivait Gilles Methel cité plus haut, “la nécessité secrète de rester des corps physiques nous taraude toujours peu ou prou.” Cette nécessité se manifeste par exemple dans la persistance de certains usages “matériels” : télécharger un pdf, faire un screenshot, prendre en photo des diapositives projetées lors d’une conférence. On retrouve dans ces usages spontanés l’envie de remettre du matériel, de conserver, de prendre pour soi un petit morceau de l’immensité de l’information disponible.
Le Directeur des Services Numériques d’Ouest France ne nous expliquait-il pas l’appétence des lecteurs en ligne pour la possibilité de charger la version pdf du journal ?
Le seul moyen pour les amener dans du “payant”, c’était que la version pdf soit la copie conforme du journal, comme un sorte de matérialité, de réassurance qu’ils étaient bien en train d’acheter le journal et pas payer pour accéder au site internet. “J’ai besoin d’être rassuré sur le fait que ce que j’achète a une valeur et ce qui a une valeur c’est le produit phare, le journal papier”. (Fabrice Bazard)
Lire son interview sur le blog Les 10 années qui ont transformé la presse : l’exemple de Ouest-France
Certains d’ailleurs ne s’y sont pas trompés et remettent cette [matérialité x désir de possession] à la mode : les appareils photos Polaroïd, les mini-imprimantes, l’envoi de kits de communication papier pour des évènements en ligne ou le renouveau des cassettes audio ont pour objectif clair de “dé-digitaliser” certaines pratiques.
Le passé a la vie dure. L’utilisation d’un vocabulaire faisait référence aux usages et technologies antérieures se retrouve aussi dans les unités de mesure que nous utilisons.
Mettez un cheval sous votre moteur
Malgré plus d’une centaine d’années d’améliorations technologiques, le moteur à explosion de nos voitures voit toujours sa puissance calculée en chevaux DIN ou chevaux vapeurs et non en Watts. En Europe on utilise comme unité de mesure le cheval DIN, normalisé par l'institut allemand de normalisation (« Deutsches Institut für Normierung »). Un cheval DIN correspond à 0,74 kW. Dans les deux cas, la puissance P est celle fournie par un cheval qui soulève une charge de masse m à la vitesse verticale v. On note g l'accélération de la pesanteur. Cette puissance P s'exprime ainsi : P = m⋅g⋅v.
Ne me remerciez pas pour ce cours de physique (remerciez Wikipédia).
Si le besoin de comparer avec la technologie précédente pouvait se comprendre au 19ème siècle lorsque les fermiers échangeaient leurs bons vieux chevaux contre des machines à vapeur ou diesel, la persistance de cette unité de compte laisse songeur. Il sera intéressant d’observer si la motorisation électrique actera le passage au kW comme unité de mesure, ou si elle enterrera définitivement la référence à la puissance rendue largement obsolète par la crise énergétique et le permis à point.
Compter jusqu’à 12
Un dernier exemple pour la route : la division du temps en 24 heures vient de l’époque babylonienne où l’on comptait sur les doigts... Ou plutôt sur les phalanges à l’aide du pouce. Si vous touchez une à une les trois phalanges de chacun de vos quatre doigts à l’aide du pouce de la même main, vous obtiendrez douze chiffres. C’est ainsi qu’en comptant sur leurs doigts, les Babyloniens ont divisé le jour en douze heures et la nuit en douze heures également. Fidèles à leur système en base 12, ils ont divisé chaque heure en 60 minutes et chaque minute en 60 secondes 🖐
Je vous invite à chercher autour de vous l’histoire de nos pratiques et standards pour y déceler les vestiges.
Mais ce qui nous intéresse dans cette lettre est de comprendre en quoi ces vestiges bloquent ou au contraire facilitent la transition vers des futurs possibles.
“On a toujours fait comme ça” : la dette technique et technocratique
En tant que grand consommateur de trajets en train, j’avoue ne jamais m’être posé la question du pourquoi de l’ordre bizarre qui semble régner dans les numéros de places assises. “Vous êtes place 16 ? Moi aussi ! Ah non madame c’est la 17 ici. Oh pardon mais où est-elle alors ?”.
La raison de cet archaïsme m’a été révélée récemment. La numérotation des voitures TGV s'inspire toujours de l'époque des voitures à compartiment. Ce qui explique qu'elle commence à 11, et non 1, qu'il n'y a pas de numéros de siège 19 et 20. En effet les 8 places du compartiment 1 étaient numérotées de 1.1. à 1.8., puis on passait à 2.1... La numérotation des sièges TGV a donc conservé les anciens numéros, ce qui explique qu'on s'y perd souvent.
Je ne me risquerai pas à une explication managériale ou culturelle sur les raisons qui ont poussé SNCF à ne pas remettre en cause depuis 40 ans un système datant des années 70. Si vous avez l’explication, n’hésitez pas à nous la donner en commentaire.
Ce que j’y vois est la manifestation d’un phénomène maintes fois constaté durant mes quelques années (hum hum) au contact des entreprises : le poids du passé y est énorme. Les choix techniques, les standards, les indicateurs… Tout ce que nous avons présenté dans cette lettre, sont des marqueurs d’autant plus puissants que l’entreprise est ancienne. Les banques par exemple sont réputées pour entretenir des systèmes informatiques dont les langages ont presque disparu de la surface de la terre. En grandissant, ces choix n’ont pas été remis en cause et il est sans doute chaque année jugé trop coûteux et risqué de les remplacer.
Mais la dette technique n’est pas la seule raison. “On a toujours fait comme ça” est l’explication la plus couramment fournie pour expliquer le maintien du statu quo. Ce maintien est décliné année après année à coups de plans à 3 ans, budget annuels, trimestriels, points mensuels, templates et autres ERP… Cet émiettement des responsabilités et des occasions ne favorise pas une remise en cause globale du système.
L’essor par exemple de la “comptabilité carbone” montre que beaucoup d’indicateurs utilisés pour mesurer la performance doivent être ré-interrogés à l’aune des nouvelles contraintes. Combien de temps encore cohabitera-t-elle avec l’ancienne comptabilité à cause du paramétrage, des abonnements et de la formation reçue par les agents en charge de la manipuler ? L’ancienne deviendra-t-elle un vestige, une unité de compte obsolète mais que l’on continuera à utiliser ?
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Comme le dit le futuriste John Naisbitt, “La manière la plus fiable de prédire le futur est de comprendre le présent”. Si nous voulons vraiment changer nos manières de produire, distribuer et consommer, nous devons nous débarrasser des vestiges qui nous encombrent et nous appuyer sur ceux qui nous serviront plus tard. Dès aujourd’hui 🐳
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Ce n’est pas la première fois qu’on la recommande mais abonnez-vous à La Vie Matérielle de Tiphaine Monange qui raconte mieux que personne notre rapport complexe aux objets du quotidien.
La taille compte : comment les baleines qui ont les plus gros vestiges gagnent la bataille de l’évolution - Status shift for whale pelvic bones
Ne manquez pas ce texte passionnant de Gilles Methel sur le clavier Brève histoire du clavier
Qu’est-ce qu’un cheval-vapeur ? Wikipédia
Sur la toponymie du web, lisez Internet, changez l’espace changez la société de Boris Beaude
Notre ressource sur l’étymologie de la numérotation des places de TGV : Phileas Gatsby sur Twitter - à dérouler
La fabuleuse histoire de la voiture à compartiment : Voiture voyageurs - Wikipedia
N’hésitez pas à nous contacter pour échanger plus en avant sur ces sujets
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Une petite merveille du web comme on les aime : un simulateur de conduite la nuit (tous feux éteints), Nightdrive
L’explication technique du simulateur pour les geeks est ici
Très belle carte animée des vents aux USA : Wind map
Qui a inspiré ce non moins intéressant travail cartographique des Échos sur la baisse des vents en Europe, baisse qui menace la production éolienne Tom Février sur Twitter (à dérouler)
Étonnantes : ces éoliennes marines tournent sur elles-mêmes comme des derviches This new wind turbine concept isn’t like any we’ve seen before
Data visualisation toujours : si vous voulez visualiser en temps réel les données de production et consommation énergétiques en France, c’est par ici : Les données de la consommation électrique en France - éCO2mix
Changement de sujet, plus de 80% des acheteurs en ligne ont déjà acheté ou vendu des biens d’occasion. La France du Bon Coin devient la France tout court. Étude Fevad x KPMG : la seconde main au premier plan
Après Décathlon, une autre enseigne de l’AFM se lance dans la location de vêtements. La démarche de sélection est intéressante. À suivre… Kiabi se lance sur la location de vêtements pour tous
Pour celles et ceux qui ont raté cette édition sur l’extension du domaine de l’abonnement, on vous la reposte ici Peut-on s’abonner à tout ?
Qu’est devenu le flâneur à pied, le piéton tête en l’air, sacrifié sur l’autel de la connectivité permanente How the iPhone ruins walking.
On le cherche dans ces scènes de New York en 1945 recolorisées. Du Edward Hopper animé. New York 1945 in color, Street Scenes
Et vous, vous passez combien de temps par semaine à marcher dehors sans être connecté à quoi que ce soit ?
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Pour ma part je vous dis à la semaine prochaine !
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Merci pour l'anecdote des 12 phallanges = 12 heures! Connais tu la newsletter d'Ulysse? Elle te plairait surement, il dig à fond sur des tas de curiosités, et vulgarise aux petits oignons. Ton zoom sur le clavier m'a fait pensé à son challenge #18, taper 100 mots/minute au clavier https://100.ulysselubin.com/p/challenge-18-taper-100-motsminute?utm_source=profile&utm_medium=reader2
Merci pour ce billet vraiment intéressant, à un moment où les changements dans notre environnement risquent d'accélérer - encore.
Je propose une explication neurologique et évolutionniste à ces vestiges comportementaux (en espérant ne pas faire trop d'approximations) : les modus operandi récurrents demandent moins d'énergie au cerveau, d'où la force de l'habitude et l'inertie. C'est un équilibre entre économie d'énergie et adaptation à l'environnement. La remise en question est donc un effort, même si on peut la voir comme un investissement : dépenser de l'énergie aujourd'hui pour en dépenser moins demain.