Ceci n'est pas un site internet
Chacun pense connaître le numérique en tant qu'utilisateur, mais sait-on vraiment comment sont fabriqués les services que nous utilisons au quotidien ? #292
👨🚀 Certains mardis Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Quelles sont les choses qui vous paraissent absolument évidentes dans votre travail et que pourtant peu de gens semblent connaître ? Des éléments qui vont de soi pour vos collègues et qui échappent pourtant largement à vos clients, donneurs d’ordre ou simplement vos proches ? Des éléments qui, inconnus ou incompris, créent des malentendus et nuisent à la compréhension globale de votre activité.
Pour ma part j’aurais bien aimé vous parler de “la différence entre mon tarif / jour et ce que je peux me payer en fin de mois” en tant que prestataire. Ce sera pour une autre fois. Cette semaine je souhaite évoquer un sujet plus spécifique : depuis une douzaine d’années que j’interviens entre des gens qui commandent des services numériques et d’autres qui les font fonctionner, je constate qu’il existe un manque récurrent de connaissances des grandes logiques de fabrication et de '“gestion” d’un service numérique. Je peux me tromper mais je pense que ce manque de connaissances est l’un des facteurs qui explique autant qu’il traduit la faible transformation numérique de notre économie, ainsi qu’un bon nombre d’incompréhensions sur les modèles économiques des start-up du web. On va tenter de tirer tout cela au clair sans entrer trop dans la technique.
Image générée par une IA, librement inspirée de La Trahison des Images de René Magritte (Ceci n’est pas une pipe, 1929).
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : une start-up n’est pas un site internet
C’était il y a quelques années. Un fondateur de start-up sortait d’une audition avec une collectivité locale qui souhaitait disposer d’une solution numérique de pilotage de son service de transport à la demande. Concrètement la collectivité voulait lancer un service de minibus sur réservation et pour cela avait besoin d’une suite de produits numériques permettant de réserver, créer les itinéraires, affréter les véhicules et gérer tout le back office. Ça tombe bien c’est exactement ce que la start-up développait depuis déjà plusieurs années avec succès dans de nombreuses villes. Oui mais voilà, la discussion avec la collectivité avait frotté sur un gros dos d’âne : cette dernière souhaitait acquérir le logiciel sur son budget d’investissement (les collectivités ont deux grands budgets, investissement et fonctionnement, qui existent de manière relativement autonomes). Premier problème : il n’était pas question de logiciel à acquérir comme un vulgaire CD-Rom. La start-up commercialisait ses produits sous forme d’un abonnement à des services en ligne ou apps mobiles. Moyennant une somme mensuelle, la collectivité disposait d’un usage continu de ces services, comme si elle les louait. À aucun moment ces services n’étaient “transférés” physiquement à la collectivité. C’est le principe des logiciels que l’on utilise à partir d’un navigateur web (SaaS) ou un mobile (apps). L’essentiel de la puissance de calcul, des bases de données et des référentiels (carto,…) restent sur les serveurs de la start-up. L’utilisateur n’a qu’à se connecter pour utiliser les services. Deuxième problème vous l’avez compris : on est pas dans un modèle d’investissement où la collectivité achète une fois pour toute un logiciel qu’elle posséderait ensuite. Un produit numérique dans cette conception était vu comme un distributeur automatique installé dans un couloir de la collectivité.
La start-up n’a pas eu le marché.
Plus récemment, j’ai passé du temps à expliquer les principes de fonctionnement d’une autre start-up à un financeur. Celui-ci pensait, de bonne foi, qu’il existait un moment dans l’existence de la start-up où son “produit” était terminé. On pouvait dès lors, comme par exemple pour le site web de 15marches, ne plus y toucher pendant quelques semaines voire quelques mois 😬, se contentant de faire des mises à jour techniques. L’équipe se réduirait dès lors à quelqu’un chargé de répondre aux questions des usagers et “faire remonter” certains bugs à un prestataire en charge de les corriger. Un produit numérique dans cette conception était vu comme un distributeur automatique loué à une entreprise qui viendrait le recharger et le réviser de temps en temps.
J’ai donc expliqué que cette start-up concevait et modifiait en continu ses produits, sans qu’ils ne soient jamais “achevés” au sens où une machine ou un site web d’entreprise le seraient. L’équipe, composée de développeurs et designers (et plus si affinités et budget), était occupée à modifier les produits existants de manière continue et à en créer de nouveaux. Œuvraient également un ou plusieurs business developers ou marketers dont l’objectif est de faire croître l’usage du service par des rendez-vous, de la publicité, des actions marketing, de communication,... Je schématise bien sûr, mais comptez a minima 5 ou 6 personnes pour faire fonctionner au quotidien un service en ligne1. Cela vous donne également une idée du budget nécessaire pour faire tourner ce service, budget à distinguer du coût de création et de mise en ligne du produit dans sa version initiale.
Or là aussi sur ce dernier point j’ai régulièrement vu passer des “budgets de création de service numérique” qui ne prenaient en compte en réalité que les coûts de développement du site web, imaginant sans doute que cela suffisait, c’est à dire que ses concepteurs étaient tellement géniaux qu’ils feraient mouche du premier coup. Ajoutez à cela que ce type de démarche s’accompagne d’une sous-traitance quasi-intégrale de la conception et de la réalisation de ce produit pour des prestataires qui livreront ensuite le “produit fini” à des administrateurs, et vous aurez la recette du désastre annoncé.
Alerte : je suis conscient ici d’enfoncer des portes ouvertes pour sans doute une grande majorité d’entre vous qui connaissez ce domaine. Vous seriez surpris·e cependant à quel point ces portes restent fermées pour le commun des mortels. Et en quoi cela conduit à des méprises et des erreurs stratégiques quand il s’agit de financer et soutenir cette activité.
La semaine dernière (lire ici) j’expliquais la manière dont Duolingo testait en permanence sur ces 116 millions d’utilisateurs de nouvelles fonctionnalités, de nouvelles expériences utilisateurs ou simplement le design d’un bouton. Une start-up au quotidien, c’est ça (avec moins de moyens bien sûr) : améliorer en permanence, optimiser, corriger des bugs, créer de nouvelles fonctionnalités pour répondre à des demandes, analyser les données et recommencer. Voyez une start-up comme une boutique qui hébergerait à l’arrière son propre atelier de fabrication. Une boulangerie où le boulanger viendrait aussi parler avec les clients et participer à la vente. Et dans une boulangerie, personne ne veut les produits de la semaine dernière 🥖🥐.
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Je suis curieux de connaître vos propres”malentendus”, ceux que vous constatez dans vos activités ou secteurs. N’hésitez pas à les partager en commentaires ou en répondant à cet e-mail.
😎 Mon actualité
Ce que je fais quand je n’écris pas cette lettre
Lundi prochain le 23 je participerai à une table ronde à Paris sur “Les enjeux de la mobilité de demain” en ouverture de la journée dédiée à l’innovation de la conférence Ambition France Transports, en présence des ministres du Numérique et des Transports (s’il vous plaît). Si vous faites partie des 180 invités, je serai ravi de vous rencontrer ensuite.
Mercredi 25 au soir je serai au Liberté Living Lab à Paris pour assister à l’immanquable Meetup Open Transport. J’aurai quelques livres à dédicacer si cela vous dit (on peut se voir aussi si vous n’achetez pas de livre).
Le jeudi 26 je serai à Reims pour animer un panel durant les Journées Agir Transport. J’arrive le matin tôt : retrouvons-nous pour un café ?
Le 27 je serai à Strasbourg ma ville natale avec pas mal de dispo avant 15 heures. Faites-moi signe !
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Une intéressante étude sur “l’économie de l’attention” et l’évolution de son champ de bataille. The ‘attention equation’: Winning the right battles for consumer attention - Mc Kinsey
Il a répertorié les 55 00 lampadaires de son agglomération. Le Monde dresse le portrait d’un de ces passionnés qui parcourent leur territoire pour renseigner OpenStreetMap. « La France buissonnière » : les échappées numériques du cartographe à vélo
N’oubliez pas que nous ne sommes pas toutes et tous égaux devant les vagues de chaleur - En milieu urbain, les ménages modestes sont en général plus exposés aux îlots de chaleur
Et si malgré cette chaleur vous avez envie de tracer la route, voici la plus longue distance à couvrir à pied, de la Sibérie à l’Afrique du Sud - What's the Longest Walk-able Distance on Earth?
💬 La phrase
“The magic you’re looking for is in the work you’re avoiding”. Dipen Parmar.
Traduction : “la magie que tu recherches est dans le travail que tu cherches à éviter”.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine..
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Les plus audacieux me diront certainement qu’ “avec l’IA et ses agents” ils arriveraient à faire fonctionner ce service avec 0,5 ETP. J’attends de voir le résultat : on est pas sur LinkedIn mais dans la vraie vie.
Je suis UX designer. Quand j'explique mon métier à des personnes qui ne sont pas dans le digital, elles me demandent systématiquement si je suis freelance, si ma mission est temporaire. Comme vous l'expliquez si bien dans votre newsletter, ceux qui ne sont pas de ce milieu ne comprennent pas que nous travaillons par itération, que le produit peut toujours être amélioré.
La compréhension entre investissement et fonctionnement est à mon avis désuète. Elle mène à la situation d’incompréhension très clairement exposée entre l’achat du produit et l’achat du service … et beaucoup d’autres visions d’un côté particulier de la médaille que nous prenons de façon abusive pour la réalité.
On oppose le droit de propriété de l’un au droit de propriété de l’autre alors que les deux ont le besoin d’interagir pour exister.
Il est probablement temps de passer à une autre conception du monde pour le rendre durablement viable pour chacun, pour tous et pour la nature. Une compréhension qui prend en compte le cycle de viabilité de l’ensemble en même temps que la viabilité individuelle immédiate.