Ce que l'innovation doit aux pirates
Il y a 25 ans, Napster ouvrait la voie à l'expérience musicale que nous connaissons aujourd'hui #260
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Napster a été lancé le 1er juin 1999, il y a exactement 25 ans. Vous n’aviez peut-être pas encore apprécié votre premier morceau de musique ou au contraire étiez-vous déjà en train d’écouter en boucle le dernier Manu Chao sur votre lecteur de CD. En à peine quelques trimestres, ce service de partage gratuit de fichiers musicaux en ligne allait devenir viral. Ça prenait un temps fou, il fallait slalomer entre les orthographes fantaisistes et les virus, mais Napster rassembla en quelques mois des dizaines de millions d’utilisateurs. Les majors du disque, pour une fois unies, obtinrent en justice la fermeture du site dès l’été 2001. Las, le diable était sorti de la boîte : de nombreux clones avaient pris le relais, profitant justement de la notoriété apportée par le contentieux. Les artistes eux-même s’en mêlèrent. Metallica et Dr Dre attaquèrent le site. ChuckD de Public Enemy proclama au contraire : “Napster is the new radio !” Quelque chose s’était brisé. Le monde de la musique ne serait plus jamais le même.
Page d’accueil de Napster.com, en mars 2001. Notez la vitesse de chargement (Wikipedia)
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Napster a 25 ans
Au-delà des débats sur le droit d’auteur et les abus de position dominante des producteurs de musique, Napster est surtout un cas d’école de transformation numérique d’un secteur. Revenons quelques années en arrière : Karlheinz Brandenburg, un ingénieur allemand d’à peine 40 ans invente un nouveau format de compression numérique de sons. Le MP3 est né. Il devenait possible de stocker des morceaux de musique par centaines sur un disque dur sans perte de qualité trop importante. Ce format allait mettre à bas une industrie entière. Jusqu’aux années 90, le CD-roi permettait à l’industrie musicale de littéralement “imprimer de l’argent” comme disent les anglo-saxons. Le support CD - pour compact disc - inventé en 1982 permettait de stocker une heure et quart de musique sur un disque de 12 cm. Réputé inrayable, il allait remplacer rapidement le disque vinyle. Les marges étaient plus que confortables grâce à un prix de vente majoré de 50 à 70%. Sans compter l’obligation d’acquérir de coûteuses platines et autres “balladeurs”, graveurs,...Une aubaine pour des multinationales comme Sony qui vendaient à la fois les appareils, les supports et les artistes.
La musique au XXème siècle est un cas d’école presque chimiquement pur de l’anciennement économie : tenir un marché par l’amont en maîtrisant les contenus, les contenants et leur distribution. Ensuite conquérir l’aval en fixant les prix, mais également les dates de sorties, formats, rééditions, stocks,...Il était courant de payer 80 francs de l’époque (l’équivalent de 18€ aujourd’hui) un album complet sur CD pour pouvoir écouter un seul morceau entendu à la radio.
Arrive donc cette année 1999 qui voit jeune geek de 17 ans, Shawn Fanning - nom de code “Napster” sur IRC - décider de stocker en ligne des morceaux de musique au format MP3, les mettre en réseau et créer un catalogue permettant d’y accéder. Jan Koum, qui co-fondera plus tard…WhatsApp, et Sean Parker (joué par Justin Timberlake dans le célèbre The Social Network) font partie du même collectif de hackers baptisé w00w00. Avec Napster, le nom choisi pour ce service, chacun peut stocker la musique sur son propre disque dur et le partager en ligne avec les membres du réseau. Le rêve d’un “jukebox universel” constitué par les internautes du monde entier se réalise.
Je vous ai raconté récemment le choc ressenti par le publicitaire Mel Karmazin quand il visita le siège de Google en 2003 (“You’re Fucking With The Magic !”). Imaginez celui des dirigeants des maisons de disque lorsque réunis en catastrophe dans un palace de Los Angeles ils découvrirent devant un ordinateur que chaque requête de nouveau morceau de musique, y compris des morceaux non encore diffusés, trouvait une réponse sur Napster.
Le site fut condamné dès juillet 2000 à cesser ses activités et dû fermer en 2001. Fanning tentera d’en créer une version légale tandis que son associé Parker deviendra lui le premier président de Facebook. Des dizaines de torrents (sites “pirates” proposant des contenus gratuits à télécharger) s’étaient développés entre temps, mettant en panique tout le secteur de la musique, puis plus largement de la culture, des médias et du divertissement. Le monde de l’ancienne économie comprit avec stupeur qu’internet n’était pas un nouveau concurrent. Internet n’était pas non plus un nouveau canal de diffusion. Internet était comme l’air, l’eau ou l’électricité et allait changer à jamais les termes de référence de chaque business dématérialisables.
Revenus de la musique pour canaux de distribution - en bleu les vinyles et cassettes, en orange les CD et en vert le streaming. Notez la pointe en 2000. Source : RIAA - accédez au tableau interactif ici
Napster a surtout ouvert la voie à de nouveaux modèles économiques. Lorsque Steve Jobs, déjà une icône dans le monde entrepreneurial, présente en 2002 son projet d’agrégateur de musique iTunes couplé à son baladeur iPod, les majors l’écoutent beaucoup plus attentivement. “Enfin se disent-elles, quelqu’un propose de nous payer pour diffuser de la musique”. Ceci permit à Jobs de lui aussi disrupter le secteur en imposant un principe : “one single, one buck”, un morceau pour 1$ (en réalité 0,99$). Ce “dégroupage” de l’album était directement issu des usages pirates. Il allait poser les pierres du succès futur du streaming, des playlists personnalisées et de tout ce qui fait l’expérience musicale aujourd’hui. Sans Napster et le “mouvement pirate” qui l’a porté, il est fort probable que le fondateur d’Apple aurait essuyé un refus poli ou au mieux aurait du “vendre des albums en ligne” après leur sortie officielle.
Premières publicités pour l’iPod - “7500 morceaux dans votre poche”. Apple
Essayons de reprendre dans l’ordre : au départ les industries classiques maîtrisent la chaîne de valeurs avec la sélection des artistes, l’enregistrement en studio, le pressage de vinyles (puis de CDs), leur diffusion en magasin, leur promotion en radio. Ils gèrent les “fonds de catalogue” en sortant opportunément des compilations, lives et autres inédits. La cassette audio puis le CD vierge percent une brèche dans ce monopole, mais il faut toujours acheter la musique au départ et des supports pour la partager. Une nouvelle technologie - le format MP3 - en numérisant la musique la rend duplicable à l’infini pour un coût négligeable. Le baladeur MP3 préfigure le terminal nomade qui deviendra plus tard l’expérience musicale première dans le monde entier. À partir des années 2000 l’explosion de l’informatique personnelle et de la connectivité créent des conditions de partage et d’écoute “suffisamment bonnes” pour permettre le développement du partage “de pair à pair” (anecdote personnelle : dans la boîte où je bossais à l’époque un développeur utilisait le serveur de l’entreprise, plus performant que le sien, pour partager des morceaux de musique). La musique est dégroupée : on partage des morceaux, pas des albums. Ce sont les utilisateurs qui “font les hits” par leurs choix. Des agrégateurs “officiels” (iTunes, Spotify,…) proposèrent ensuite une offre plus élégante et légale. L’amélioration des bandes passantes et l’explosion de l’usage des smartphones à partir de 2007 font franchir une nouvelle étape : plus besoin d’un ordinateur pour “synchroniser” ses contenus et ses contenants. Le cloud devient la norme. On passe d’un écran à l’autre sans quitter son univers digital. Le streaming remplace le téléchargement dans les usages courants. Les “7 500 morceaux dans votre poche” deviennent “des millions de morceaux partout tout le temps” avec Spotify, Deezer, Apple Music,...La playlist s’impose comme l’expérience première pour la nouvelle génération. Les catalogues d’antan deviennent des moteurs de recommandations basés sur des algorithmes qui exploitent les données d’usage des millions d’utilisateurs (ceux qui ont écouté ce morceau ont aussi aimé,…un tel a écouté ce morceau après celui-ci,..). Les agrégateurs multiplient les fonctionnalités qui “retiennent” leurs utilisateurs comme la création de listes privées et la non transmissibilité des morceaux d’une plateforme à l’autre.
Ces bouleversements ne concernent pas que l’aval : l’amont, la création, est également impactée. La musique, libérée de ses supports physiques contraignants, envahit tout : chaînes YouTube, podcasts, stories et reels Instagram, vidéos TikTok...Les artistes se libèrent également des majors pour tenter de toucher directement leur public à travers les réseaux et médias sociaux (MySpace ancêtre de Facebook, chaînes YouTube, Instagram, Patreon,…). Le grand cycle groupage-dégroupage maintes fois décrit ici dans cette newsletter est à l’oeuvre plus que jamais. La création musicale devient un “contenu” parmi d’autres. Spotify ou Apple Music proposent pêle-mêle musique, podcasts, vidéos dans vos “fils”. L’important est que vous passiez le maximum de temps connecté. Le cycle suivant montre déjà le bout de son nez, avec l’usage des IA génératives pour créer des morceaux qui commencent à saturer les plateformes de diffusion. On peut se demander pourquoi, vu que l’on comptabilise déjà 120 000 nouveaux morceaux de musique par jour ( dont “seulement” 4000 viennent des 3 grosses majors - source) 😲.
Un autre enseignement est d’ordre plus stratégique. Spotify a été créé dans la foulée de Napster. La plateforme suédoise a largement profité de l’activisme des “pirates” de Pirate Bay qui ont manifesté au début des années 2000 en Suède pour défendre le droit de partager gratuitement des contenus musicaux. Cela me donne l’occasion de rappeler le rôle essentiel des “agitateurs” (aussi appelés : pirates ou fraudeurs) dans l’innovation. En permettant l’émergence et la diffusion de nouveaux usages, ils sont une source incontournable d’inspiration pour celles et ceux qui savent les observer. Ce sont aussi des révélateurs de signaux faibles pour anticiper les ruptures à venir dans la société. Je pense aux mouvements contestataires politiques, sociaux, raciaux,...évidemment, mais également aux squats par exemple sans qui nous n’aurions pas de tiers-lieux ni d’espaces de coworking aujourd’hui. Idem pour les garages à ciel ouvert de Roubaix qui ne sont finalement que des garages “collaboratifs” ou “solidaires” en version grise. On y recycle d’ailleurs plus de pièces détachées et on y emploie plus de personnes en insertion dans les premiers que dans les seconds. Les entreprises de la Tech ont parfaitement compris comment tirer parti de ce flou entre fraude et innovation. Elles rémunèrent grassement les “chercheurs de bugs” et autre chasseurs de “zero-day”, ces failles informatiques qui peuvent ruiner des empires. Et rappelons pour terminer cette digression qu’il n’y aurait sans doute pas eu d’AppStore chez Apple sans les développeurs qui ont jailbreaké en premier l’iPhone dès sa sortie, mécontents de l’offre limitée en applications. Toute l’intelligence (ou la malice, selon le point de vue) encore une fois des acteurs de la Tech est de savoir comment faire “rentrer dans le rang” ces turbulents hackers tout en créant des business à partir de leurs activités illégales. L’une des éditions les plus lues de cette lettre analysait d’ailleurs la stratégie gagnante de Netflix pour “récupérer” les utilisateurs qui bénéficiaient du partage de codes, et osait une comparaison avec la tactique para-militaire des transports publics (Billet s’il vous plaît).
J’espère que vous avez apprécié cette promenade dans le passé. Avant de spéculer sur le futur, n’oublions pas de regarder d’où viennent les choses qui nous entourent. Portez-vous bien et n’hésitez pas à partager vos propres exemples de “piratages qui sont devenus des innovations”.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article qui m’a inspiré cette édition - Napster Sparked a File-Sharing Revolution 25 Years Ago - Torrentfreak
Comment les pirates suédois ont aidé Spotify à se lancer - How The Pirate Bay Helped Spotify Become a Success - Torrenfreak
Qu’est-ce que le Celestial Jukebox ? Celestial Jukebox - The American Scholar
La base de données des ventes de musique par canaux - RIAA database
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
La renaissance de “micro-plex”, des salles de cinéma de quelques dizaines de places qui survivent en Angleterre grâce à des volontaires - Welcome to the microplex! The hidden world of Britain’s 1,500 tiny cinemas - The Guardian (ça me fait trop penser à Empire of Light de Sam Mendes !)
Et si on relançait les cabines téléphoniques ? C’est le projet d’un collectif en France. Il faut que je retrouve mes pièces de 5 francs - Un projet de relance des cabines téléphoniques pour contribuer à la déconnexion des citoyens
Les festivals de musiques “nostalgiques” connaissent eux aussi un regain de succès - As Coachella struggles, nostalgia festivals are booming: ‘We never stopped listening to these bands’
Connaissez-vous le Tok Pisin, un créole anglais parlé uniquement en Papouasie Nouvelle Guinée ? C’est le langage le plus apprécié dans une étude portant sur 228 langages différents - What is the world’s loveliest language? The Economist
Pour terminer encore un nouveau chef d’oeuvre de Ted Gioia : de quoi réfléchir pendant des semaines et l’envie évidemment de faire le même article avec mes propres “problèmes favoris” - My 12 favorites problems - Honest Broker
💬 La phrase
“La preuve de l’humain derrière une création deviendra un signal de sens. Alors que toutes les marques inondent de plus en plus le paysage de contenus hyper-personnalisés générés par l’IA, nous aurons plus que jamais besoin d’histoires, de fait-main et de sens”. Scott Belsky de Adobe (sur son blog), via la toujours inspirante newsletter Umanz de Patrick Kervern
C’est terminé pour aujourd’hui !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
merci beaucoip pour ce récapitulatif resp. rappel - des (bons) souvenirs oubliés me sont revenus