Involution : travailler plus pour gagner moins
Et si le culte de la performance généralisée cachait une vérité qui dérange ? Des entreprises aux particuliers, on s'agite beaucoup mais on obtient plus grand-chose. Exploration #294
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Une édition sous forme de bilan pour cette dernière avant l’été. Après une saison un peu délicate côté professionnel, j’avais envie de creuser au-delà de la crise économique à bas bruit que nous semblons vivre toutes et tous. D’où vient cette sensation que “ce qui était simple devient compliqué” ? L’impression d’avoir les pédales qui tournent dans le vide et le vélo qui n’avance pas. Le sentiment de faire le maximum pour des résultats qui n’augmentent pas et - pire - diminuent. Ça vous parle ? Alors allons-y. Un dernier article avant l’été, qui je l’espère portera conseil pour trouver le bon braquet à la rentrée1.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : L’involution, la révolution inversée.
“I want France to be a startup nation”. Souvenez-vous, c’était dans le discours du nouveau président Emmanuel Macron au Salon Vivatech en 2017. S’adressant à “ses “amis entrepreneurs”, il les exhortait à devenir plus grands, “gagner à l’échelle du monde” et “incarner la dynamique de l’hyper-innovation”. L’entreprise était la solution. Le numérique permettait de sauter les étapes.
En Chine, l’entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001 a scellé une rupture stratégique majeure : la croissance économique allait prendre le relais des sources traditionnelles de légitimité du système politique. La “troisième voie économique”, entre marxisme et capitalisme, invitait les Chinois à entreprendre, étudier, consommer, avec pour résultat une croissance à 2 chiffres jusqu’à la crise de la COVID.
Neijuan, l’effort à effet inversé
Las, aujourd’hui c’est de Chine que nous vient un concept social nouveau, neijuan, en anglais involution, l’idée qu’un effort produit des effets de plus en plus faibles, voire négatifs. Une “révolution vers l’intérieur”, qui masque l’impuissance sous une apparence d’agitation et de mouvement vain. Cela vaut en particulier pour les jeunes chinois, dont le taux de chômage dépassait les 20% en 2023 (la statistique n’est plus publiée depuis). Alors que la vague précédente a sorti 500 millions de personnes de la pauvreté, la Chine de Xi Jiping cherche son second souffle avec une croissance atone et une consommation intérieure en berne. À l’image de cet étudiant qui travaille en pédalant sur son vélo, une partie de la société chinoise est en surchauffe avec une compétition féroce pour les meilleures écoles sans pour autant en tirer les bénéfices à titre individuel.
En France, après le rebond post-Covid, la croissance économique “molle” ne semble pas en mesure de financer le modèle social. Avec des prix immobiliers multipliés par 2,6 depuis 2000, l’accès au logement est considéré comme difficile par près des deux tiers des ménages. La startup nation ne fait plus rêver grand monde car la réalité est toute autre : 45% des Français considèrent que leur pouvoir d’achat ne couvre plus ou à peine leurs besoins essentiels (source). Un salarié sur cinq serait en situation objective de déclassement (source). Cause et conséquence, le rapport au travail a changé radicalement : 61% des salariés français préfèrent désormais gagner moins d’argent mais avoir plus de temps libre, alors que la proportion était rigoureusement inverse en 2008 (source). Les commentateurs du journal Le Monde ont beau souligner que le temps de travail n’a cessé de baisser depuis leur propre départ à la retraite, le travail est jugé beaucoup plus intense qu’avant : 64% des actifs déclarent être soumis à un travail intense ou subir des pressions temporelles (source). Face à cette situation les réactions vont de la désaffection des Français vis à vis de leur travail (ils ne sont plus que 21% à le trouver “très important” dans leur vie) à des mouvements comme le tang ping en Chine qui voient les jeunes en particulier refuser pêle-mêle le rythme de travail élevé, la fondation d’une famille et l’accession à la propriété.
Loin de moi l’idée de vous infliger une note de sciences économiques et sociales en cette veille de vacances. Ce qui m’intéresse ici est de creuser ce concept d’involution. On oppose traditionnellement la performance à la décroissance en soulignant en particulier les externalités négatives de la première en matière de consommation de ressources, d’émissions de polluants et de gaz à effet de serre, de troubles au travail,…en supposant que cette performance produit nécessairement un surcroît de ressources. Et si elle ne produisait tout simplement rien de tangible ?
Bullshit jobs
Certains considèrent qu’une grande partie des “emplois de bureau”, qu’ils soient publics ou privés, relèvent de ce paradoxe : on y produit certes des choses, qu’elles soient matérielles ou immatérielles, mais à quoi servent-elles ?
Selon David Graeber, anthropologue à la London School of Economics, « la technologie a été manipulée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus. Pour y arriver, des emplois ont dû être créés et qui sont par définition, inutiles ». D'après lui, la société moderne repose sur l'aliénation de la vaste majorité des travailleurs de bureau, amenés à dédier leur vie à des tâches vides de sens, tout en ayant pleinement conscience de la superficialité de leur contribution à la société. Graeber, auteur de l’expression bullshit jobs, précise : « C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler. » (Wikipedia).
Les organisations de nos pays modernes connaissent-elles l’involution sans le savoir, telles Mr Jourdain ? Pierre Pezziardi, à l’origine avec Henri Verdier des principes de l’État plateforme, en fournissait une explication dans l’entretien qu’il m’a accordé pour mon livre :
“Les organisations substituent invariablement les moyens aux fins. Toujours. C’est au fond plus confortable. Plutôt que de dire “je suis responsable de la lutte contre l’échec scolaire avec une métrique qui est “l’échec scolaire”, je préfère dire “je suis responsable de la mission d’information sur l’orientation scolaire” (...) J’ai réalisé une action plutôt qu’une finalité. C’est un phénomène assez profond (...) On voit bien que les organisations bureaucratiques, privées comme publiques, se délitent toujours en s’organisant en fonctionnalités même si elles sont nées d’une finalité”.
L’involution serait la performance sans le mouvement. Une sorte de gesticulation. Un travail dont l’essentiel de la “production” consisterait à déplacer de l’information d’un environnement à un autre : traiter des e-mails, faire des questionnaires, monter des tableaux de bord, organiser une réunion, préparer une présentation, produire un compte-rendu, le diffuser, prendre les remarques,…Dans ce contexte, on ne voit pas trop ce que les IA génératives pourront changer, mais je m’égare.
Et moi là dedans ?
Pour ne pas donner l’impression de taper comme d’habitude sur les grandes entreprises et les administrations publiques, je me suis demandé si nous les free lances, chantres auto-proclamés de la performance et la productivité, qui jonglons entre production, marketing, communication, R&D,…dans la même journée, je me suis demandé si nous les free lances n’étions pas également en pleine involution.
Je m’explique : quand j’ai démarré mon activité individuelle, communiquer sur internet était l’arme de David contre Goliath. Les grandes entreprises pour la plupart se contentaient d’y placer de la publicité et leurs dirigeants s’en tenaient à distance. Faire de la veille, la partager sur Twitter, Slideshare, Scoop.it, Facebook et plus tard LinkedIn, commencer à écrire un blog (2014). Mes concurrents faisaient de la publicité dans les aéroports, il fallait bien que je trouve un autre moyen pour ma promo. Le blog (relayé sur les réseaux sociaux) est rapidement devenu ma seule source de leads comme je l’expliquais dans ce premier bilan : Les 5 choses que je referais si je devais recommencer 15marches. Chaque année une douzaine de missions - conseil stratégique, ateliers de créativité, démarches d’innovation, conférences - étaient obtenues par ce canal.
Une première alerte a eu lieu en 2017 quand j’ai compris que, d’une journée à l’autre, l’audience sur les réseaux sociaux pouvait être divisée par 10. L’édifice sur lequel j’avais construit une partie de mon activité reposait sur des décisions aveugles de product managers dans un autre continent. Je décidais alors de revenir au bon vieil e-mail en lançant la newsletter dont vous lisez la 294ème édition. Adieu la viralité et les posts à 50 000 vues, bonjour le lien direct avec ses abonnés.
Force est de constater que, si l’audience de cette lettre est toujours en croissance d’environ 1 500 abonnés par an (merci et bienvenue !), la guerre de l’attention est de plus en plus intense. Difficile de lutter contre des autrices et auteurs dont c’est manifestement l’activité principale et qui multiplient les formats - newsletters, podcasts, vidéos, shorts, reels sur Insta,…Sans compter les contenus synthétiques dont les algorithmes des réseaux sociaux semblent raffoler. Le temps me manque pour faire des podcasts, vidéos, proposer des webinaires, des enquêtes, des vocaux, des groupes WhatsApp, des meetups,…en plus de mes activités professionnelles.
Mes clients, eux, n’en finissent pas de rendre toujours plus compliqué l’accès à leur cher business (voilà comme ça c’est dit). Tout semble plus « processé », cadré, planifié et au final : fermé pour des structures indépendantes comme la mienne.
L’involution des uns produit l’involution des autres. Ma petite entreprise doit faire plus pour continuer à simplement exister. Trop vieux pour pratiquer le tang ping (en plus j’ai déjà élevé mes enfants et accédé à la propriété 🙃) et trop jeune pour partir à la retraite (ce serait dommage en plus avec toutes ces idées en tête), il faut que je retrouve le “bon braquet”. Le bon équilibre entre accès au marché, proposition de valeur et capacité à produire.
Voilà en tout cas un programme de réflexion pour l’été. Je vous le souhaite agréable et réconfortant. On se retrouve de l’autre côté. Portez-vous bien.
Vous êtes dans cette situation ou l’avez déjà connue ? Partageons nos expériences !
🧐 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
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Wikipedia, c’est aussi des sons. Cette radio permet d’en écouter les plus étonnants de manière aléatoire (je viens de tomber sur des chants bélarusses) - Wikiradio
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Google Maps continue à muscler son offre de fonctionnalités pour verdir vos déplacements en proposant des alternatives, des trajets moins émissifs et des aides pour les villes. Toujours rien pour le stationnement - New Maps updates to help you get around Europe more sustainably
Vous avez prévu des vacances sportives et vous ne savez pas où remplir votre gourde ? Cette carte collaborative est faite pour vous - Vite j’ai soif
Pour terminer en beauté, je ne saurais trop vous recommander la newsletter CDLT, qui est de loin l’une de mes lectures préférées : originale dans sa forme (ce talent dans l’écriture !), sérieuse dans ses sources et un peu dingo tout à la fois - CDLT
💬 L’image
“S’il vous plaît Seigneur, donnez-nous juste encore une bulle de plus”. Très populaire dans la Silicon Valley (d’après Benedict Evans)
C’est terminé pour aujourd’hui !
On se retrouve à la rentrée
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Désolé pour ces métaphores cyclistes un peu faciles. Et pourtant je n’ai presque rien vu du Tour de France.
Merci Stéphane pour ce numéro de 15marches qui reflète bien la situation actuelle. Situation qui se durcie d'année en année (les nouvelles du futur ne semblent d'ailleurs pas très bonnes). Situation qui est encore plus difficile lorsqu'on est un électron libre qui refuse de prendre certains trains pour s'aventurer dans des chemins de traverses (dans mon cas, ceux des "autres numériques").
Merci Stéphane pour le cadrage ! Parce que lire ces lignes le lendemain du jour où Bayrou propose de sucrer deux jours de congés pour travailler plus, ça aide à comprendre la nature du problème. Pour avoir lu Graeber aussi (et notammment son dernier "5000 ans de dette"), il y a un vrai intérêt à revisiter la façon dont on a "inventé" le Travail et surtout dont on en a fait commerce. Alors que 'IA découpe "consciencieusement"(!) les anciens modèles, ça fait un paquet de réflexions à mener. Force est de constater que les politiques ne sont pas à la pointe de celles-ci...
Merci donc pour ta newsletter qui propose des éclairages personnels et originaux.