La taxe de coeur
Et si vous pouviez choisir la ville qui toucherait le produit de vos impôts locaux, laquelle choisiriez-vous ? Essai libre et impertinent sur notre rapport aux territoires #231
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🧭 De quoi allons-nous parler
Cette semaine j’ai choisi d’aborder un sujet éloigné de ceux que vous trouvez habituellement dans cette lettre : les impôts locaux.
Rassurez-vous, je ne vais pas m’improviser en analyste de la fiscalité locale. J’ai saisi l’occasion de la découverte d’une curiosité fiscale à l’étranger pour réfléchir à notre rapport aux lieux que nous aimons. Que se passerait-il si nous pouvions affecter tout ou partie de nos impôts à un territoire dans lequel on ne vit pas mais qui occupe une place particulière dans nos coeurs parce que nous y sommes né, y avons grandi ou simplement y avons des attaches ?
Alors que notre relation aux lieux se modifie en profondeur, comment trouver des moyens de resserrer les liens avec ces lieux et, pourquoi pas, les aider matériellement ? Et si cette possibilité permettait de renforcer également le “consentement à payer” l’impôt ?
C’est la réflexion que je vous propose en cette première semaine d’automne. N’hésitez pas à réagir et commenter !
Note : Les vrais spécialistes des finances locales me pardonneront cette intrusion dans leur pré carré, et ne verront je l’espère aucune malice dans mes digressions.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Et si on pouvait affecter le produit de ses impôts ailleurs que là où on habite ?
Imaginez
La brusque baisse de la température vous incite à sortir du placard le joli colis envoyé début septembre par la Communauté de Communes. La soupe de poisson dans le bain-marie, vous attaquez l’une des boîtes colorées de rillettes de la mer. Le verre de blanc sec et le pain de campagne vous ramènent quelques semaines en arrière, quand vous aviez encore du sable entre les doigts de pied. Le colis contient aussi un Guide des Plages Secrètes - vous l’avez déjà - et - trop bien ! - une invitation pour le festival de musiques électroniques début juillet. Les ados vont être contents. Cela vous rappelle qu’il faudra réserver le bateau pour passer la voiture. Et bien sûr ne pas oublier de scanner le code de la Communauté de Communes quand vous validerez votre avis de taxe foncière cette semaine.
Conserverie La Belle-Iloise (ceci n’est pas une publicité)
Science-fiction ? Non : la Furusato Nouzei, que l’on peut traduire par Hometown Tax ou taxe de sa ville natale, existe au Japon depuis 2008. Cette innovation fiscale a été imaginée pour lutter contre les inégalités territoriales auxquelles n’échappe pas l’archipel nippon. La conurbation de Tokyo voit sa population augmenter tandis que les villes et campagnes plus éloignées se vident. Leurs écoles ferment, les jeunes s’en vont, la démographie vieillit dans une spirale que rien ne semble arrêter. Mais c’était sans compter sur la créativité des fiscalistes japonais, qui ont créé un dispositif original destiné à corriger ces disparités tout en resserrant les liens des “migrants intérieurs” avec leur territoire de coeur.
Compenser l’impact des migrations intérieures
Concrètement il s’agit de la possibilité pour un contribuable d’affecter une partie de son impôt local non pas en direction de la ville dans laquelle il habite ou travaille, mais vers celle « de son coeur », celle où il est né ou avec laquelle il entretient des liens affectifs, familiaux,…On parle de potentiellement 40% du montant de la taxe locale. Potentiellement car cela suppose pour le contribuable d’effectuer une démarche volontaire d’opt-in un peu contraignante, et qui fonctionne de plus comme un crédit d’impôt : on affecte la somme en année n et on récupère le montant en déduction de son impôt l’année suivante.
Plutôt que de décréter “d’en haut” une péréquation des revenus fiscaux entre régions, le Japon permet aux contribuables volontaires de le faire ou non par choix. La motivation originelle était de compenser les efforts supportés en matière d’éducation et de services publics par les territoires délaissés, efforts dont profitent ensuite les mégalopoles dans lesquelles vont travailler et vivre les jeunes issus de ces régions.
Don et contre-don
Timide au début, la Hometown Tax s’est pourtant fortement développée dans la dernière décennie.
1 € = 160 Yen environ. Source : nippon.com
L’une des raisons du succès vient d’une autre spécificité nipponne, le principe du don / contre-don. Dans la culture japonaise, si vous recevez par exemple un cadeau de mariage d’une valeur de 100€, il est de coutume d’offrir en contrepartie un présent ou des avantages d’une valeur de 30€. Cela n’a rien d’obligatoire mais c’est une norme sociale, comme dire merci ou arriver à l’heure.
C’est là où la “magie et la folie” arrivent : les collectivités qui reçoivent des « dons » de la part de contribuables utilisant la hometown tax (rappel : pour le contribuable il s’agit d’une décision qui ne lui coûte rien) se sentent obligées de rendre une partie de cette valeur à ce donateur. Les territoires leur envoient ainsi des colis de produits locaux, des billets de train, et proposent par exemple d’entretenir des tombes sur place. De quoi renforcer un lien forcément distendu entre les travailleurs nippons et leurs “territoires de coeur” dans un pays aux fortes traditions.
Ce joli tableau a cependant été obscurci par une marchandisation de ces échanges. Des plateformes en ligne se sont positionnées comme des brokers entre dons et contre-dons, incitant d’un côté les contribuables à donner au plus offrant et de l’autre proposant une “place de marché” des dons (vous préférez peut-être du boeuf du Cantal à la place des billets de bateau pour la Corse ? Cliquez ici). Chassez le capitalisme, il revient au galop.
C’est une autre culture
Malgré l’exemple d’un colis en provenance d’une île bretonne, je n’imagine pas un tel dispositif prospérer en France. Notre tradition jacobine laisse à l’État et dans une moindre mesure l’Union Européenne le soin de corriger les disparités régionales. Des principes très rigides d’affectation des taxes interdisent toute fantaisie fiscale. Le contre-don n’est pas non plus ancré dans notre culture (mais vous pouvez mettre un 💙 si vous appréciez cette lettre).
Pourtant, la France n’a pas à rougir en matière de complexité créativité fiscale. Nous avons déjà la possibilité de déduire de nos impôts un certain nombre de contributions volontaires et de dépenses - à des associations, des syndicats, pour certains travaux.
Le don ou le transfert d’argent au sein de familles ou de diasporas a toujours existé également, que ce soit entre “nationaux”, bi-nationaux (4 millions de personnes en France) ou communautés diverses et variées. Mais ces dons ne sont pas déductibles comme la hometown tax. Ils sont “après impôts”.
De quelle diaspora êtes-vous ?
Ce qui m’a semblé inspirant ici est plutôt la force du lien que les populations entretiennent avec un ou plusieurs territoires dans un contexte global de plus grande mobilité professionnelle, familiale et résidentielle.
Fabrice Bazard, le DG de Ouest France, m’expliquait dans une interview que le succès de l’édition numérique du journal - régulièrement le premier site d’information de France - reflétait l’intérêt des “bretons” partout dans le monde pour les nouvelles de leur région de coeur.
Chacun ses références, mais je pense également aux maillots de foot que l’on porte en vacances ou aux plaques d’immatriculation sur lesquelles on affiche fièrement sa région ou son département. Rappelez-vous : alors que le projet initial en 2009 supprimait purement et simplement les références aux départements sur les plaques, le gouvernement de l’époque dû reculer devant la bronca des Français qui voulaient absolument afficher leur appartenance à un territoire (et sans doute pouvoir invectiver les automobilistes d’un département honni).
D’où êtes-vous au juste ?
Et si la question finalement n’était pas : d’où sommes-nous ?
Demandez par exemple à une étudiante où est-ce qu’elle vit : sa réponse risque d’être une autre question. “Tu veux dire : où j’habite la semaine ? Le week-end ? Où habitent mes parents ? Où je suis née ? Où j’ai passé mon bac ? Où je vais dès que j’ai 3 jours de libre ?”
Même ses parents, s’ils ont la chance d’avoir un métier “télétravaillable” ou d’être à la retraite, pourraient avoir aussi des difficultés à répondre. Les 3,5 millions de résidences secondaires accueillent de plus en plus de familles qui vivent et travaillent à cheval sur plusieurs régions.
Et pour ceux qui n’ont pas de résidences secondaires ? Dans Travailleurs de partout, travailleurs de nulle part, nous rappelions la réalité des millions d’actifs mobiles en France qui subissent le télétravail :
“Quand on parle de travail à distance, on pense plutôt à Airbnb qu’à Samsic. Et pourtant, beaucoup de travailleurs n’ont plus de bureaux ni lieux de travail fixes depuis longtemps.
10 millions de personnes, soit 40% des actifs (non ce n’est pas une erreur) peuvent être considérées comme des travailleurs mobiles. Ils sont sur le terrain, prennent souvent leur service directement sur leur “lieu de travail” (chez un client, un patient,…), qui peut changer chaque jour voire plusieurs fois par jour. Ils sont agents de sécurité, de maintenance, de surveillance, de nettoyage, artisans, commerciaux, livreurs, soignants,...(…)
Les auteurs de l’étude regrettent le manque de prise en compte de ces populations par les politiques publiques, que ce soit par la sociologie, l’aménagement ou la fiscalité”.
Fiscalité, mais aussi participation à la vie locale et sentiment d’appartenance. La baisse de la participation aux élections municipales, jadis très élevée, semble traduire ces évolutions qui modifient “à bas bruit” notre pays.
Comment concilier nos modes de vies, nos territoires et notre fiscalité ?
Laisser les contribuables affecter eux-mêmes une partie de leurs impôts n’est pas dans notre culture, mais cela ne signifie pas que les déséquilibres à corriger n’existent pas chez nous. On pourrait citer en France la crise du logement étudiant, les tensions du tourisme sur les espaces fragiles, les déserts médicaux,...
Les mécanismes de péréquation actuels sont-ils suffisamment efficaces ?
L’hégémonie des géants du numérique a souligné également l’inadaptation des modèles fiscaux de l’ancien monde. Les GAFAM sont imposables sur leur lieu de création et non sur les lieux de consommation, ce qui ouvre la porte à toutes les dérives. Les progrès galopants de l’intelligence artificielle devraient accentuer ce phénomène en concentrant encore plus la création de valeur en quelques mains.
Enfin, la fiscalité devra compenser les déséquilibres entre pays qui émettent du CO2 et consomment des matières premières et ceux qui sont les gardiens de nos ressources naturelles, comme nous le rappelions dans notre critique de Mine ! le livre de Michael Heller et James Salzman :
Alors que nous abordons le virage de la “moindre propriété” - de ressources naturelles, de produits manufacturés, d’espace à consommer,...- il est urgent de redessiner les moyens de jouir de ces ressources. Les techniques existent, et elles sont loin d’être aussi manichéennes que les discours politiques le laissent croire.
Ne pourrait-on pas s’inspirer de la hometown tax pour - rêvons un peu - diminuer la défiance vis-à-vis de l’État et améliorer le “consentement à payer” l’impôt dans notre beau pays ? Les défis auxquels nous faisons face en auront dans tous les cas bien besoin.
Vous le voyez, cet exemple japonais m’a emmené loin de mes bases et j’ai sûrement écrit beaucoup de bêtises. J’espère que vous me pardonnerez ce pas de côté. N’hésitez pas à me partager vos réflexions sur ce sujet !
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
L’article sur la Japan Hometown Tax qui m’a inspiré cette édition - Japan Hometown Tax (2019)
L’article Wikipedia sur la hometown tax
Le livre Les Lieux de Famille qui étudie les liens d’affinité avec des lieux dans un contexte de famille choisie et d’entourage.
En France on a pas de hometown tax mais on a des politiques d’attractivité territoriale, dont l’efficacité reste largement un mythe si l’on en croit ces deux chercheurs. L’attractivité, un mythe de l’action publique territoriale
Nos articles sur les liens entre travail, études et territoires :
Travailleurs de partout, travailleurs de nulle part
Nomades digitaux cherchent ville à partager
Le livre de David Goodhart Les Deux Clans
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
France Culture s’intéresse à la Géographie des Nuages, avec un podcast éponyme qui n’a rien de fumeux.
Sympa, The Conversation a traduit une tribune de l’urbaniste Carlo Ratti sur les deux blockbusters de cette fin d’été : Oppenheimer et Barbie (j’ai vu les deux) Qu’est-ce que Los Alamos et Barbieland ont en commun ? Ce sont tous deux des campus universitaires
Si vous avez vu Oppenheimer, vous vous êtes peut-être étonné(e) comme moi de l’absence de protection des chercheurs lors du premier essai à ciel ouvert. Depuis, d’autres ont essayé de mesurer l’impact de ces essais sur les populations et les milieux. Et c’est comme prévu effrayant. SGS Maps Radioactive Fallout from U.S. Nuclear Weapon Tests, Beginning with July 1945 Trinity Test
Autres déchets, ceux de nos modes de consommation. Le New Yorker s’intéresse à la reverse logistic, cette activité qui nous débarasse de nos cartons, emballages et autres résidus. Sans oublier les sandales trop grandes ou le pantalon qui ne va pas bien. The hidden cost of free returns
Qui dit logistique dit drones. Alors que l’on prédisait des voitures volantes, ce sont bien des drones sans pilote (même à distance) que nous allons avoir. Et ce dès maintenant. FAA Authorizes Zipline International, Inc. to Deliver Commercial Packages Using Drones That Fly Beyond Operator's Line of Sight
💬 La phrase
“L’oeil humain est fait pour survivre dans la forêt. C’est pour cette raison qu’il est sensible au mouvement. N’importe quelle chose qui bouge, même à la périphérie la plus extrême de notre regard, l’oeil la capte et transporte l’information au cerveau. En revanche, tu sais ce qu’il ne voit pas ? (…) Ce qui reste immobile. Au milieu de tous ces changements, nous ne sommes pas entraînés à distinguer les choses qui restent les mêmes. Et c’est un grand problème parce que, quand on y pense, les choses qui ne changent pas sont presque toujours les plus importantes”. Le mage du Kremlin - Giuliano da Empoli.
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
Si vous avez apprécié cette lettre, laissez-nous un 💙 pour nous encourager.
Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
J'aime beaucoup le point que vous faites sur la "place de marché" des dons. C'est intéressant car c'est aussi ce que je ressens sur à peu près toutes les solicitations des ONGs et / ou associations, en concurrence féroce ce qui crée une atmosphère peu propice aux "dons dans la durée".
Et n'hésite pas à m'envoyer tes digressions :)