La ville n'est pas le web
Que se passe-t-il quand 25 000 trottinettes et 5 000 vélos débarquent dans l'une des villes les plus denses du monde ? Suite de la série Requiem pour les micromobilités #250
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Cette semaine notre série sur les micromobilités (4/5) atteint son apogée : en 2019 les startups du monde entier apprennent que Paris n’impose aucun règle pour le free floating et débarquent en masse sur ses trottoirs. Vous pensez peut-être connaître la suite, mais pour avoir été pas mal impliqué dans cet épisode je vais vous proposer une version un peu différente. Et surtout, ne manquez pas la dernière édition semaine prochaine pour l’analyse finale : que peut-on retenir de l’échec apparent des micromobilités ?
Allez, on “kick” et on actionne le bouton d’accélération.
Si vous avez raté le début :
Requiem pour les micromobilités : alors que nous assistons au dépecage de Cityscoot, c’est le moment de prendre un peu de recul sur l’échec des services de micromobilités.
Il n’y a pas de silver bullet : un brainstorming imaginaire recherche le mode de déplacement idéal et accouche…des trottinettes en free floating.
Nous ne sommes pas des vendeurs de tacos : dans la peau d’une startup californienne pendant les années folles qui ont vu les trottinettes passer de jouets à idoles des investisseurs.
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🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : quand 25 000 trottinettes débarquent à Paris
L’histoire des trottinettes en free floating est récente mais il est utile de rappeler le contexte qui entourait leur arrivée en Europe, notamment à Paris.
Les trottinettes n’ont pas toujours été détestées
Plus grand monde ne conteste les pistes cyclables en ville depuis l’installation des “coronapistes” jaunes pendant le confinement . Mais c’est oublier un peu vite les douleurs et grincements de dents qui ont précédé leur implantation. Le Plan Vélo voté en avril 2015 par le conseil municipal parisien a eu les plus grandes difficultés à voir le jour. Des négociations sans fin avec la Préfecture de Police, la RATP, les pompiers, les architectes des bâtiments de France et j’en passe ont ralenti sa mise en oeuvre. Il a fallu aux élus en charge du dossier une sacré ténacité pour le défendre car à l’époque l’usage des vélos à Paris était très faible (moins de 5% des déplacements pour aller travailler).
L’argument des opposants était laconique : pourquoi créer ces infrastructures alors que personne ne faisait du vélo ? La députée récemment élue Aurore Bergé nous offrit par exemple un “live” le long de la nouvelle piste cyclable rive droite totalement vide pour dénoncer sa prétendue inutilité. Certains commentateurs lui firent remarquer avec justesse que cette piste était encore fermée au public mais, à l’ère des fake news et des réseaux sociaux, l’effet fut dévastateur. Dans ces conditions, tout ce qui était susceptible d’encourager la pratique du deux-roues, et donc l’usage de ces pistes cyclables, était le bienvenu. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
Un autre évènement plus imprévisible allait favoriser l’accueil des free floaters. En 2017 le contrat de l’opérateur de Vélib, le service de vélos en libre-service avec station, prend fin. Comme dix ans auparavant la concurrence fait rage pour le nouveau contrat, qui doit de plus s’inscrire dans un nouveau modèle économique. Exit le financement par la publicité, l’opérateur s’engage désormais sur un compte d’exploitation prévisionnel avec une contribution financière de la collectivité. Le candidat retenu devra mettre en place de nouvelles stations, une nouvelle flotte de vélos et reprendre le personnel, le tout dans des délais et des conditions qui s’avérèrent tout simplement intenables.
Les débuts du “nouveau Vélib” furent par conséquent catastrophiques pour les utilisateurs et la municipalité se retrouva à nouveau sous le feu des critiques. Là aussi la présence des vélos en free floating se révéla une bouée de sauvetage pour les utilisateurs de Vélib, malgré les travers déjà bien présents de ce modèle : stationnement anarchique, niveau de casse dramatique et irresponsabilité des utilisateurs. Les photos de cimetières géants de ce types de vélos en Chine commencent à circuler également. Mais, à la guerre comme à la guerre, la mairie en difficulté avec “son” Vélib et “ses” pistes avait-elle les moyens de s’opposer à des services somme toute gratuits pour la collectivité et appréciés par leurs utilisateurs ? Paris vaut bien une messe.
Rage against the machines
C’est dans ce contexte de crise qu’il faut replacer la décision de laisser les services de trottinettes en free floating s’installer fin 2018, ou plutôt le refus de s’y opposer. Les équipes de pas moins de 10 opérateurs aux noms de shampoing - Lime, Bird, Circ, Voi, Jump, Bolt, Wind, Hive, Ufo, Tier…- s’installèrent à la va-vite dans les WeWork de la capitale. Ils commencèrent à recruter des juicers, ces indépendants qui allaient prendre en main tant bien que mal le déplacement et la recharge des trottinettes.
Visuel 15marches réalisé à partir de données partielles de Fluctuo
À l’été 2019, jusqu’à 25 000 trottinettes et 5 000 vélos inondent les trottoirs de la capitale, avec une forte concentration dans les quartiers centraux déjà saturés de mobilier urbain, terrasses et autres obstacles incongrus. Paris devient dès lors le terrain de jeu des startups du monde entier qui vont s’y affronter à coup de promotions et d’essais gratuits. La violence de la réaction est à la hauteur de l’assaut : les critiques fusent de toute part, des plus enragées qui comparent les utilisateurs à des “terroristes” aux défenseurs du vélo qui ne savent plus sur quel pignon danser. On vit même d’honorables retraités parisiens faire volontairement chuter des trottinettes pourtant bien rangées. Rage against the (petites) machines.
Surtout, le public découvre le modèle des “juicers”, dont certains sont surpris en train de recharger les trottinettes électriques avec un groupe électrogène sous le tunnel des Tuileries. Comme en Californie (voir épisode précédent), la filiation entre ces startups et l’”ubérisation” apparaît au grand jour. Elle va faire des frêles trottinettes le bouc émissaire de tous les opposants aux modèles de plateformes dérégulées de la Silicon Valley.
Souvenirs de 2019 (conférence à Web2day)
Entre temps Vélib reprend des couleurs et le législateur se met lui aussi au travail. Rappelons qu’à l’époque non seulement la location courte durée de trottinettes électriques n’était pas encadrée par la loi, mais cette dernière ne prenait même pas en compte l’usage par des particuliers. L’histoire se répète : comme pour les VTC ou les livreurs à vélo, les startups profitaient de la zone grise réglementaire (voir épisode précédent) pour se déployer. Mais elles eurent beau recruter de brillantes et brillants chargés des relations publiques pour tenter de trouver des arrangements, la mairie allait siffler la fin de cette période d’euphorie.
La fin de la récré
En juin 2019 Anne Hidalgo convoque la presse et annonce en grande pompe vouloir “en finir avec l’ anarchie”. Il sera désormais interdit de stationner sur les trottoirs et la vitesse des engins sera bridée. Mais ce n’est pas tout : la ville lance un appel d’offres qui limitera l’offre à 3 opérateurs et 15 000 trottinettes. Le premier marché du monde se referme aussi vite qu’il s’est ouvert.
L’annonce des mesures a un effet immédiat sur le nombre d’opérateurs : le mois suivant 6 opérateurs sur 12 ont déjà jeté l’éponge. Ceux qui restent n’auront pas longtemps la possibilité de tester l’impact de ces nouvelles contraintes. La trottinette, née sous le soleil de Santa Monica, n’aime pas la pluie. Un automne et un hiver exceptionnellement pluvieux succèdent à 18 mois exceptionnellement secs. Mais ce n’est rien par rapport à ce qui les attend lorsque le monde entier entre en confinement. Les déplacements sont réduits de 80 à 90%. Le tourisme s’évapore du jour au lendemain. Les bourses s’effondrent.
À la rentrée 2020 la mairie annonce retenir trois opérateurs dans un cadre conventionnel très strict. Les engins sont “géo-fencés”, c’est à dire que leur circulation et stationnement dans certains secteurs seront impossibles. Ils doivent obligatoirement être déposés dans des emplacements peints à la va-vite sur la voirie. Ces emplacements sont au nombre de 15 000, soit exactement 1 emplacement pour 1 trottinette (à titre de comparaison il y a 3 “diapasons” pour chaque Vélib).
Fluctuat nec mergitur
Dans les mois qui suivent les confinements successifs, les pistes cyclables et l’essor du télétravail rebeloteront le marché global des déplacements urbains. L’usage des modes individuels assistés va exploser. De 100 000 unités en 2017, le marché des trottinettes électriques va atteindre 600 000 en 2020, puis 900 000 en 2021, et 750 000 en 2022 avec des modèles plus chers. Sur la même période, les ventes de vélos à assistance électrique vont passer de 238 000 en 2017 à 738 000 en 2022. À titre de comparaison il se vend moins d’un million d’automobiles neuves en France à des particuliers en France.
Les opérateurs de free floating n’ont pas eu autant de chance. Le modèle de plateforme défiscalisée les a exclues des aides publiques du “quoi qu’il en coûte”. Après les licenciements brutaux des premiers mois viendra l’inflation. L’argent devenu plus rare ne finance plus leur hypercroissance (voir épisode précédent). Hardware is hard : avec la hausse de la demande il n’y a tout simplement plus de pièces disponibles pour leurs flottes. Beaucoup d’opérateurs disparaissent ou sont rachetés. Lorsque la Mairie de Paris décide début 2023 de soumettre au vote des Parisiens le maintien des trottinettes en free floating, personne ne se fait plus d’illusion.
Mais les opérateurs ont déjà anticipé en développant leur service de…vélos en free floating, qui bénéficient toujours de la part de la mairie d’un totem d’immunité. Les trottinettes n’ont pas encore été retirées que déjà 18 000 vélos électriques sont répartis dans Paris. La perspective des Jeux Olympiques fait même miroiter des jours meilleurs aux survivants de ces 5 années de folie. Après ce qui leur est arrivé, que peuvent-ils craindre maintenant ?
La jeune histoire des trottinettes ne se limite pas à Paris bien évidemment. Hormis Nantes qui a opposé un refus clair et ferme dès 2018 aux opérateurs qui souhaitaient s’y implanter, les autres villes ont également hésité entre attente d’un cadre légal clair et peur de passer à côté de quelque chose. Mais le feuilleton parisien avec sa sur-médiatisation a eu une influence délétère sur le reste du pays.
Les autorités de San Francisco avaient vu juste (cf. épisode de la semaine dernière) : le précédent des VTC avait échaudé les élus qui n’avaient pas l’intention de revivre le même film au pied de leurs bureaux. Le caractère “privé et sans subvention” des services de free floating n’a pas empêché les municipalités d’être considérées par leurs administrés comme responsables de la moindre chute ou encombrement de trottoir. Les grandes villes ont pris les choses en main : elles ont organisé rapidement des mises en concurrence pour limiter le nombre d’opérateurs et d’engins sur leur territoire.
Certains opérateurs ont tenté de développer des modèles intéressants de franchise adaptés à de plus petits territoires, dans lesquels ils fournissaient matériel et application mobile à des sociétés locales en charge des opérations et de la maintenance. Bref, bien loin des promesses d’effet réseau et d’hypercroissance du début. La ville n’est pas le web.
La semaine prochaine nous essayerons de tirer les conclusions de cette période et d’imaginer des solutions pour la suite. Ce sera le dernier article de cette série.
D’ici là, portez vous bien et n’hésitez pas à me faire part de vos remarques et questions.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Pour « en finir avec l’anarchie », Anne Hidalgo interdit aux trottinettes de stationner sur les trottoirs de Paris - Le Monde
Le résultat des votes au “referendum” parisien qui a mis fin au marché des trottinettes, arrondissement par arrondissement - France 3
Les analyses de Fluctuo basées sur leur recueil de données dans toute l’Europe - Reports
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Avez-vous déjà entrepris un déplacement pour assister à un concert, un match (ou une conférence de Stéphane Schultz) ? Ce “tourisme de communauté de fans” se développe à une échelle jamais atteinte avant la pandémie. Les millions de followers sur les réseaux se transforment en centaines de milliers de fans prêts à dépenser des sommes conséquentes pour (aperce)voir en vrai leur idole chanter dans des stades bondés. À ce jeu, la méga-star hors norme est Taylor Swift. La chanteuse la plus écoutée sur Spotify en 2023 vient par exemple d’attirer 300 000 spectateurs pendant 6 jours d’affilée à Singapour. Les réservations d’hôtel ont été multipliées par 5 et les vols par 3. Aux USA le phénomène atteint une telle ampleur que l’on parle désormais de Taylor Swift Economy pour décrire les retombées financières mais aussi sociales et politiques qui accompagnent le phénomène. Je n’oublie pas l’impact carbone rassurez-vous.
Pour aller plus loin :
Communities Define Demand: A pivotal shift in traveler needs
La tournée de Taylor Swift, une incroyable machine qui booste le tourisme en Europe
Taylor Swift and the top polluters department
💬 La phrase
“Je voudrais scruter cette mutation, non pour en expliquer l’origine (c’est impossible), mais pour parvenir, fût-ce de loin, à la dessiner”. Alessandro Barrico, Les barbares, essai sur la mutation (2006).
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Excellente rétrospective. Tout y est 👍
Très bon point : avoir remarqué l'influence de la météo ! Je suis convaincue que l'explosion du vélo en 2020 doit beaucoup au printemps exceptionnellement beau de cette année la !?