Nous ne sommes pas des vendeurs de tacos
Mais quel était le plan des startups qui ont inondé les grandes villes avec des trottinettes partagées pour "révolutionner la mobilité" ? Décryptage #249
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🧭 De quoi allons-nous parler
3ème article d’une série de 5 sur la vie et la mort des micromobilités. L’article précédent est ici : Il n’y a pas de silver bullet. Avertissement : l’article ci-dessous n’est pas une fiction1.
Nous sommes fin janvier 2019 dans un petit bureau de l’Agence des Transports Municipaux de San Francisco (SFMTA), le service en charge des transports publics et du stationnement de la ville. Nous interrogeons dans le cadre d’une mission d’études la responsable du service sur la gestion des trottinettes en libre-service sur son territoire. La municipalité a en effet octroyé deux « permis » d’un an aux seules startups Skip et Scoot (ne souriez pas, elles ont toutes des noms comme ça), au grand dam des 10 autres candidats parmi les plus grands noms du secteur.
Un an plus tôt en septembre 2017, Travis VanderZanden le fondateur de Bird a eu le premier l’idée de poser ses « oiseaux », des trottinettes Segway sommairement connectées à la 3G, à quelques centaines de mètres des bureaux de sa startup. Pour 1$ puis 15cts la minute, n’importe quel majeur doté d’un permis de conduire pouvait chevaucher ces engins disséminés le long des superbes plages de Santa Monica. Le déblocage se faisait via une application mobile, le paiement ayant lieu automatiquement à l’issue du trajet.
Alors que nous étions arrivés à ce rendez-vous avec l’idée préconçue que les pouvoirs publics de San Francisco soutenaient les startups californiennes dans leur ambition de “révolutionner la mobilité”, les arguments que nous allions entendre pendant une heure changeraient notre vision des enjeux à venir. Cela tombait bien : nous avions fait 10 heures de vol justement pour ça.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Qui sont ces startups qui ont envahi les trottoirs des grandes villes du monde avec des trottinettes électriques partagées ?
VanderZanden n’est pas un nouveau venu : il a travaillé auparavant chez Lyft et Uber. Cela lui a permis de « lever » 3 millions de dollars auprès de proches pour acheter les premières trottinettes et embaucher une équipe d’ingénieurs. Cela lui a permis aussi d’acquérir auprès de l’autre Travis (Kalanick, fondateur de Uber) cette culture du hustler , qui pourrait se résumer par « demander pardon plutôt que s’il vous plaît ». Un matin les résidents de Santa Monica se réveillèrent donc avec des dizaines d’engins conduits par des jeunes et des touristes ravis de pouvoir aller où bon leur semble pour quelques dollars.
La zone grise
Oui mais voilà, pour toute demande d’autorisation officielle, Travis avait envoyé un message au maire de la ville la veille du lancement…via LinkedIn ! Devant les protestations de la municipalité, le fondateur indiqua candidement qu’il avait bien examiné les différents types de permis, mais qu’aucun d’eux ne semblaient correspondre à cette nouvelle activité . « Nous ne vendons pas des hot dogs ou des tacos » affirma-t-il, avant de reconnaître qu’il pensait être dans une « zone grise » réglementaire. La zone ne tardera pas à virer au noir profond lorsque les pouvoirs publics portèrent plainte au pénal contre lui, plainte qui fut retirée après que Bird eut payé 300 000$, obtenu un permis et mené des campagnes de prévention. Commença alors un drôle de pas de deux entre les startups et les municipalités. Car l’expérience « sans couture » du tap and go pour se déplacer allait séduire comme jamais un public né avec le smartphone. En quelques mois, des centaines de villes aux USA accueillirent, ou plutôt subirent tant bien que mal l’irruption de dizaines de milliers d’engins. Dans un monde des transports habitué aux temps longs de la planification, des appels d’offres et des marchés publics, les trottinettes en free floating apparurent comme de véritables OVNIs. Mais Travis n’en avait cure. Dans l’année qui suivit sa startup leva 15, puis 100 millions de dollars. Les venture capitalists ne semblaient pas inquiets de la molle résistance des municipalités, d’abord occupées à décider quelle était la réglementation applicable et qui allait récupérer la patate chaude. Ces investisseurs n’étaient pas fous : peut-être se rappelaient-ils que si Velib et l’iPhone ont été lancés quasiment le même jour, le second a montré rapidement des capacités de croissance incomparablement supérieures au premier. Le smartphone semble en effet avoir été créé pour connecter des objets et des personnes sans se soucier des infrastructures existantes.
Jouer avec des données
Les deux fondateurs d’Uber, Travis Kalanick et Garett Camp, l’ont bien compris lorsqu’ils décident de connecter des voitures de luxe conduites par des chauffeurs indépendants à des passagers désireux de se prendre pour des vedettes pendant quelques minutes. Ce qui attira les deux ingénieurs, c’est d’abord la possibilité de « jouer avec plein de données ». Pour eux, la mobilité n’est qu’un terrain de jeu. Un terrain de jeu formidable pour des férus de data, avec des patterns (modèles de comportement) à déterminer, des modèles de prédiction à construire et beaucoup, beaucoup de paramètres à prendre en compte. Cette dimension purement technique voire scientifique a échappé à la plupart des commentateurs. Les fondateurs de ces startups de mobilité sont d’abord des mathématiciens. Ils sont convaincus que les (modèles) mathématiques peuvent résoudre des problèmes. Les équipes d’Uber vont rapidement avoir suffisamment de données pour prédire par exemple 75% des déplacements à San Francisco d’une semaine sur l’autre ! Car à la base ils disposent d’une ressource qu’aucun service de transport n’a exploité auparavant : leurs services sont entièrement mobile first, voire mobile only. Uber va d’ailleurs inspirer une génération entière d’entrepreneurs qui s’appuieront sur le smartphone pour créer de nouveaux usages.
Tout, absolument tout, passe par le smartphone, de l’authentification des utilisateurs au suivi de l’itinéraire et de la vitesse du véhicule. Chaque service dans chaque ville utilise la même application, ce qui permet de centraliser toutes les données et réaliser des économies d’échelle phénoménales. Et ensuite, peu importe ce que vous connectez - personnes, adresses, véhicules, chauffeurs, restaurants, plats, livreurs,...- du moment que vos modèles de données permettent d’optimiser le rapport offre/demande, les coûts et les tarifs. Les équipes en charge d’ “ouvrir” une ville, constituées de quelques personnes au départ, appliquent toujours le même mode d’emploi, amélioré au fur et à mesure. D’abord convaincre un par un les chauffeurs en allant à leur rencontre. Puis une fois la masse critique atteinte, développer des campagnes de publicités et promotions ciblées sur les voyageurs. Chaque action est évaluée par des indicateurs quantitatifs précis (on parle dans le jargon de data driven) et partagée lors de réunions hebdomadaires. Au plus fort de sa croissance, des startups comme Uber ouvraient plus d’une ville chaque mois !
Lancer d’abord, régler les problèmes ensuite
Pour comprendre l’état d’esprit de ces fondateurs, il faut intégrer celui des codeurs. Pour un codeur, le code mis en ligne n’est jamais parfait : il sera corrigé au fil de l’eau et des remontées de bugs par les utilisateurs. “Il y aura toujours un patch pour régler le prochain problème”. Je caricature évidemment, mais il faut imaginer la confrontation entre cet état d’esprit avec celui des ingénieurs qui dominent depuis un siècle le secteur des villes. Pour eux il est inconcevable de présenter au public des solutions qui ne soient pas éprouvées à 100% dès le premier jour.
Cet état d’esprit de “codeur” se retrouve dans la stratégie de déploiement des startups. En cas d’échec dans une ville, la réaction est très rapide : les équipes et les engins sont redispatchés ailleurs, les loyers des espaces de coworking résiliés. Les free lances qui assurent les opération n’ont droit eux à aucune indemnité. Ceci explique aussi comment Uber a pu survivre aux confinements successifs et développer si rapidement son service de livraison Uber Eats pour tirer parti de la demande durant la même période.
Le vainqueur espère emporter tout
Mais revenons un instant aux investisseurs. Ils connaissent déjà la puissance du smartphone et des modèles mathématiques dans les mains d’intrépides entrepreneurs. Ils ont fin des années 2010 les yeux rivés sur l’Asie du Sud-Est. Là-bas, des géants du web utilisent le mobile d’une toute autre manière qu’en Occident. Plutôt que de chercher à développer des apps de manière séparées pour la mobilité, la conversation, les loisirs, les paiements, la livraison,… ils ont regroupé tous ces services dans des super-apps, qui sont l’équivalent de l’OS (Android ou iOS). En clair, vous ouvrez Meituan ou WeChat et votre écran propose un ensemble de fonctionnalités totalement intégrées les unes aux autres : mobilité, mais aussi spectacles, achats, emprunts, conversation, livraison,... Pour les investisseurs cela signifie que le « panier moyen » des utilisateurs est d’autant plus élevé qu’il y a de fonctionnalités. La super-app, c’est la galerie commerciale dans laquelle on trouverait tout ce qu’il faut et pour laquelle toutes les cartes de réduction et de fidélité seraient concentrées en une. Peu importe alors si le coût d’acquisition des utilisateurs - la somme des coûts marketing et commerciaux - est élevé, puisqu’il sera amorti largement et durablement ! La mobilité, avec ses actions quotidiennes qui génèrent de précieuses données sur les habitudes (où travaillez-vous ? où et quand faites-vous vos courses ?) est aussi un très bon canal d’acquisition. Alors, imaginez ce qui se passe dans la tête de nos investisseurs, en charge d’investir des fonds gigantesques à l’époque, lorsqu’ils voient des anciens d’Uber réussir à « embarquer » des centaines de milliers d’utilisateurs en posant simplement quelques engins à roulettes chinois à 300 $ sur les trottoirs ? Ce que recherchent les investisseurs, c’est de miser sur le vainqueur, car the winner takes all, à la fin celui qui reste emporte tout le marché, fixe ses prix et les retours dépassent les investissements. Et tant pis s’il faut pour cela qu’il y ai des dizaines de perdants. Bienvenue dans l’hypercroissance.
Oui mais voilà, l’Amérique, et a fortiori l’Europe, n’est pas la Chine. Les startups vont avoir les plus grandes peines à proposer autre chose que des promotions et toujours plus d’engins pour retenir le chaland. Une blague du secteur racontait qu’en Chine lors de l’explosion des vélos en libre-service, il y avait tellement de startups que plus aucune couleur n’était disponible pour les différencier. Les fonds d’investissement rachetaient des startups uniquement pour la couleur de leurs vélos ! C’est le revers de la médaille de l’économie numérique : un accès facilité au business (abaisser les barrières à l’entrée) et une capacité presque illimitée à innover, mais au final un capharnaüm de solutions assez proches et des utilisateurs très peu fidèles. Les services de micromobilité devinrent rapidement une commodité, comme la bouteille d’eau que l’on achète à la va-vite n’importe où dans la rue quand on a soif.
Les startups et leurs investisseurs allaient payer très cher pour découvrir cette évidence, ainsi qu’une encore beaucoup plus cuisante : la ville n’est pas le web (tiens, c’est d’ailleurs le titre du prochaine épisode de cette série). Et les villes n’allaient pas attendre que le « vainqueur emporte tout ». Elles allaient le désigner elles-mêmes en organisant l’accès à leurs trottoirs, ruinant ainsi les efforts et les investissements des perdants.
C’est ce que nous expliqua la responsable des transports de San Francisco dans son bureau. Alors que nous pensions naïvement que la ville soutenait les startups de son territoire, elle nous expliqua fermement que c’était l’exact inverse. « Nous avons appris des erreurs commises avec les TNC (transport network companies, équivalent des VTC) que nous avons eu le plus grand mal à réguler une fois sur place. C’est pourquoi nous avons été particulièrement vigilants quand nous les avons vu racheter à tour de bras les startups de micromobilités. Et que nous les avons interdites dès le premier soir où celles-ci ont tenté de mettre des trottinettes sur la voie publique sans permis comme à Santa Monica. Puis nous avons organisé une mise en concurrence pour l’obtention de permis et avons choisi les candidats les plus respectueux des règles ».
Avant de partir, la responsable des transports nous demanda des nouvelles de la situation parisienne (les trottinettes venaient d’arriver en ville) et nous conseilla simplement : « dites-leur bien de ne pas accepter les méthodes de ces startups ».
La suite la semaine prochaine : La ville n’est pas le web. Comment les villes ont-elles réagi à l’irruption de ces startups sur leur territoire ?
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
Quand Travis Vanderzanden était célébré comme le fondateur de l’ “entreprise de l’année” 14 Months, 120 Cities, $2 Billion: There's Never Been a Company Like Bird. Is the World Ready?
Avant les micromobilités, toutes ces questions se posaient déjà pour les “VTC”. Une entreprise cependant avait essayé de faire autrement…- Peut-on réussir en étant un chic type (ou une chic fille) ? - 15marches
Si vous ne comprenez rien à la stratégie qui consiste à brûler des milliards pour être le premier sur un marché - Hypercroissance tu perds ton sang froid - 15marches
La synthèse de l’étude pour laquelle nous avons arpenté les trottoirs, les open spaces de startups et les bureaux des autorités de transport de Californie - On voulait des voitures volantes, on a eu des trottinettes en libre-service - Enlarge Your Paris
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Après les constats, on cherche les solutions ! Si vous vous intéressez au sujet du numérique et de l’espace public, je vous invite à assister à ce webinaire auquel j’aurais le plaisir de participer le 28 mars prochain à 9h (prévoyez le café). J’y présenterai la startup DiaLog que j’accompagne depuis 2 ans - Webinaire “numérique et trottoirs” - La Fabrique des Mobilités
Où l’on apprend qu’Apple, qui n’avait jamais officiellement confirmé travailler sur un projet de voiture, abandonne son projet de voiture Apple to Wind Down Electric Car Effort After Decadelong Odyssey. Il y aurait beaucoup de choses à écrire sur ce sujet : si cela vous intéresse, faites moi signe.
Enfin si vous êtes tenté·e par acheter de la mode pas cher sur Shein, Temu ou TikTok, pensez-y deux fois comme disent les anglais - Rise of fast-fashion Shein, Temu roils global air cargo industry
💬 La phrase
« La vie n'est pas faite que de droits et de devoirs, de chiffres à respecter et de formulaires à remplir. Le nouveau Carnaval ne cadre pas avec le sens commun, mais il a sa propre logique, plus proche de celle du théâtre que de la salle de classe, plus avide de corps et d'images que de textes et d'idées, plus concentrée sur l'intensité narrative que sur l'exactitude des faits ». Les Ingénieurs du Chaos, Giuliano da Empoli (Gallimard 2019)
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
Remarque : j’ai effectué en tant que consultant des missions pour Uber et Bird.
Hate de lire la suite !
👍 Merci de nous éclairer avec clarté sur le développement de ces économies liée au web et à la ville. Pour les trottinettes, une question : est-ce que les fabricants n’ont pas trouvé une alternative au marché de ces sociétés de services de location au travers de la vente directe aux particuliers ? Cela semble avoir pris une certaine ampleur et être entré dans les moyens habituels de déplacement des 25 45 ans.