Pourquoi avons-nous peur de perdre ?
Daniel Kahneman est mort à l'âge de 90 ans. Rappelons-nous quelques découvertes majeures de ce spécialiste de la psychologie comportementale #253
👨🚀 Tous les mardis, Stéphane Schultz de 15marches décrypte l’impact des technologies sur l’économie et la société... En savoir plus sur cette lettre : À propos
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🧭 De quoi allons-nous parler
Parmi les nombreux essais que j’ai lus ces dernières années, peu m’ont autant marqué que Thinking Fast and Slow de Daniel Kahneman1. Le livre étudie la manière dont nous prenons des décisions face à l’incertitude et ce qui trompe notre jugement. Un formidable voyage dans les biais cognitifs dont on sort transformé·e, la description précise des expériences comportementales conduisant nécessairement à les faire sur soi-même. Ces travaux vaudront d’ailleurs à leur auteur le Prix Nobel d’Économie en 2002.
Daniel Kahneman est décédé la semaine dernière à l’âge de 90 ans. Je n’ai pas la prétention de lui rendre hommage, mais je vous propose de découvrir ou redécouvrir un article que j’avais rédigé suite à la lecture de son livre. Nous y évoquons la peur du risque en entreprise, une matrice fondamentale de notre difficulté à innover.
🎯 Cette semaine
À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Daniel Kahneman et les biais cognitifs
Commençons par une petite fiction
Une équipe de brillants ingénieurs est réunie pour concevoir la nouvelle gamme de produits connectés qui doit « disrupter » le secteur. Choisie pour ses capacités à casser les silos de l’entreprise, une jeune cheffe de projet est nommée à plein temps. Un « Comité Innovation » composé des plus hauts salaires de l’entreprise sponsorise le projet en interne. La Direction de la Communication prépare des communiqués vantant la révolution en cours dans le secteur.
Dix-huit mois plus tard, le projet peine à atteindre les objectifs qu’on lui a assignés. Les difficultés techniques sont plus importantes que prévues. Des sous-traitants jettent l’éponge. Les premiers tests consommateurs sont négatifs. Certains membres de l’équipe quittent le navire pour des projets internes moins risqués. Les autres employés de l’entreprise commencent à critiquer ouvertement l’aventure : après tout, eux aussi avaient des idées mais personne n’a voulu les écouter. La direction financière, jusqu’alors tenue à l’écart, propose de couper net les ressources. Le Comité Innovation ne se dérobe pas : « nous avons déjà investi des millions, nous ne pouvons pas tout stopper ». Le projet se voit accorder une nouvelle dotation, mais avec des moyens restreints, des échéances plus serrées et un contrôle renforcé.
Vous connaissez la fin de l’histoire : le projet sera finalement stoppé en rase campagne, l’équipe dispersée et la cheffe de projet priée d’aller innover ailleurs. Il faudra plusieurs années avant qu’un nouveau « projet innovant » soit lancé. L’entreprise n’aime pas les losers.
Cette brève histoire d’un échec est évidemment caricaturale, même si elle s’inspire d’expériences entendues ça et là dans mes activités de consultant. Elle soulève de nombreuses questions sur la manière d’innover en entreprise, et plus généralement d’y prendre des décisions. Comment les humains qui dirigent nos entreprises se comportent-ils devant un risque de perte ou l’opportunité du gain ?
Dans son brillant essai Thinking, Fast and Slow, Daniel Kahneman nous explique que face à des perspectives de gain ou de perte, les humains sont influencés par des biais cognitifs. Ces biais les poussent à prendre des décisions qui ne sont basées ni sur la logique ni sur la statistique. Les analyses de Kahneman relèvent du domaine de la psychologie comportementale, mais vous verrez qu’elles sont tout à fait transposables au sujet de l’innovation.
1. Intégrer les pertes passées dans nos décisions
Revenons à notre exemple décrit en introduction. Le projet s’est enfoncé dans ce que Daniel Kahneman appelle la sunk cost fallacy (« l’erreur des pertes irrécupérables »). Alors que tous les indicateurs disent d’arrêter les frais, ce sont justement ces « frais » perdus qui poussent les acteurs à continuer dans la même (mauvaise) direction. Pour ne pas constater de pertes définitives dans les comptes – et dans les esprits.
L’auteur en fournit un exemple très parlant : deux personnes ont prévu de se rendre à un concert dans une ville située à 30 kilomètres de chez eux. La première a payé son billet 70$. La seconde a gagné le billet lors d’une tombola. Une tempête de neige est annoncée pour le soir du concert. À votre avis, quelle est la probabilité que la première personne brave le danger et aille au concert ? Et la seconde ? Pour un agent économique parfaitement rationnel, les deux décisions seraient pourtant exactement équivalentes au coût du billet perdu. Mais nous ne sommes pas des agents économiques rationnels.
Au lieu de ne considérer que le ratio coût/opportunité à venir d’un projet, les humains regardent aussi les coûts passés. Leur aversion à la perte les pousse à intégrer la perte passée dans leur décision future. Ils bravent la tempête pour ne pas perdre le coût d’un billet. Ils continuent un projet qui ne trouve pas son marché malgré – ou à cause – des sommes déjà engagées.
La sunk cost fallacy n’est qu’un exemple de biais décisionnel parmi beaucoup d’autres. Je vous propose d’approfondir le concept d’aversion à la perte pour mieux comprendre ses effets sur nos décisions.
2. Pourquoi la peur de perdre est-elle plus forte que l’envie de gagner ?
Prenez les deux problèmes suivants (toujours tirés de l’ouvrage de Daniel Kahneman) :
Problème 1 : laquelle de ces deux options choisirez-vous ?
Recevoir de manière certaine 800€, ou avoir 90% de chance de gagner 1000€ (et donc 10% de chance de ne rien gagner) ?
Problème 2 : laquelle de ces deux options choisirez-vous ?
Perdre de manière certaine 800 €, ou avoir 90% de chance de perdre 1000€ (et donc 10% de chance de ne rien perdre) ?
Vous serez probablement réticents au risque (risk averse) dans le problème 1 comme la majorité des gens ayant fait l’objet de l’expérimentation. Même si mathématiquement les deux valeurs sont identiques, vous choisirez de recevoir de manière certaine les 900€. Tant pis pour les 100€ supplémentaires que vous pourriez gagner, au risque de tout perdre. Le chercheur indique que « la valeur subjective d’un gain de 900€ est plus forte que 90% (de la valeur subjective) d’un gain de 1000€ ».
Dans le problème 2 au contraire, si vous êtes comme la majorité des gens, vous choisirez la proposition la plus risquée. Plutôt risquer de perdre 1 000€ que d’en perdre à coup sûr 900. Selon l’auteur, ce choix « miroir du premier » suit les mêmes ressorts psychologiques : la valeur négative de perdre 900€ de manière certaine est plus forte que 90% de la valeur négative de la perte de 1000€.
Ainsi face au risque de gain ou de perte, nos comportements divergent. On se « contente de moins » s’agissant de la recherche du gain. On prend plus de risques quand toutes les options sont mauvaises. Nous avons l’explication scientifique de l’entêtement de notre Comité Innovation.
Cette asymétrie entre les « poids » donnés aux risques de gains et de pertes peut être – dans une certaine mesure – modélisée. Les auteurs ont établi qu’à partir d’un ratio de 2 pour 1 le biais est en quelque sorte compensé : il faut une perspective de gains au minimum deux fois supérieure à la perspective de pertes pour modifier nos comportements. Un « pari » dans lequel vous avez une chance égale de gagner 500 € et de perdre 500€ sera rejeté dans la plupart des cas. En revanche vous accepterez sans doute un pari dans lequel vous risquez de perdre 500€ si de l’autre côté vous pouvez gagner au moins 1 000€, soit deux fois la somme que vous risquez de perdre. Pourquoi ? Parce que la souffrance liée à la perte est nettement plus forte que le plaisir lié au gain. Du simple au double.
Illustrations des travaux de Kahneman et Tversky - où l’on constate que la valeur d’une perte est plus de 2 fois supérieure à celle d’un gain Loss Aversion - Wikipedia
Vous comprenez dès lors les difficultés auxquelles sont confrontés les entrepreneuses et entrepreneurs qui s’attaquent à des aventures dont les coûts sont certains et les gains très aléatoires ? Parlez-en à votre banquier.
3. La capacité à innover dépend aussi de ce que l’on a à perdre
Selon Kahneman l’explication de cette asymétrie est à rechercher dans la nature animale des humains : « les animaux combattent avec plus d’ardeur pour éviter les pertes que pour réaliser des gains. Dans un monde où les animaux ont un territoire, ces principes expliquent le succès des « défenseurs » (…) Les biologistes précisent que lorsqu’un animal est attaqué sur son territoire par un rival, c’est presque toujours celui qui « possède » le territoire qui gagne la bataille (…). La peur de perdre ce qu’on a est une puissante force de conservation dans l’évolution ».
Face à l’évaluation des risques de gains ou de pertes, la différence qui sépare entreprises traditionnelles et startups n’est pas (que) liée à des pouvoirs surnaturels des secondes. Elle est aussi liée aux situations préalables des entreprises : la startup à ses débuts n’a par définition rien à perdre et tout à gagner, ce qui va la pousser à rechercher le gain maximum et négliger les risques de perte. Noam Bardim le fondateur de Waze n’écrivait-il pas dans Quel est le vrai job d’un CEO de startup ? : « À sa naissance, une startup est dans une position unique : elle n’a aucune contrainte. Il n’y a ni produit, ni marché, ni employé, ni ressources humaines, ni question légale,…Un bon ami à moi qui lançait sa n-ième entreprise le décrivait très bien : « Je vis le meilleur moment de ma vie. Je ne me préoccupe que de signaux : aucun bruit, produit ou personne à gérer dans ma journée ». Ensuite, les choses changent : le parcours d’une startup ressemble ainsi à une spirale négative pour la qualité de vie du CEO, en lui ajoutant des contraintes : utilisateurs, clients, investisseurs,…même si nous avons besoin d’eux pour réussir. »
Conserver cette « candeur » et cette faculté de percevoir les signaux faibles est ce qui permet aux startups de maintenir leur capacité à innover tout en grandissant. Nous avons analysé plus en détail leurs méthodes dans un second article (lire ici).
L’entreprise traditionnelle a en revanche un héritage, un « territoire » à défendre, qu’il soit patrimonial, commercial ou même culturel. Comme l’a très bien décrit Clayton Christensen dans son magistral « Innovator’s Dilemma », l’entreprise « sortante » est organisée pour servir ses clients actuels et optimiser ses « actifs existants » (produits, moyens de production, brevets,…). Comment se motiver pour de petits marchés incertains et des technologies non éprouvées ? Pourquoi risquer de perdre alors que l’on pense pouvoir continuer à gagner de manière certaine ? Un autre moteur de choix très fort est le sentiment de propriété - de ses clients, de son marché, de ses salariés, que nous avons analysé dans cet article (Mine! C’est à Moi - 15marches).
Conséquences : sur l’échantillon d’études de Christensen, à peine 1% des entreprises confrontées à une technologie de rupture parviennent à garder leur leadership. Les autres disparaissent, le plus souvent supplantées par des « nouveaux entrants » qui n’avaient eux ni rente à faire fructifier ni réticence à découvrir de nouveaux marchés.
Dans un monde économique caractérisé par l’émergence de nouveaux marchés et l’accélération des découvertes technologiques, les territoires à protéger rétrécissent comme peau de chagrin. La bataille se joue désormais sur ceux qui n’ont pas encore été conquis. La révolution écologique implique également d’abandonner des pans entiers de ce que l’on pensait acquis, dans un grand bouleversement des positions. Les organisations qui survivront dans ce nouvel ordre environnemental seront celles qui sauront vaincre la peur de délaisser leurs vieux territoires pour prendre le risque d’en conquérir de nouveaux.
🧐 Et aussi
Des ressources utiles en lien avec le sujet traité cette semaine.
J’ai écrit une suite à cet article sur les méthodes des entreprises innovantes pour éviter de céder à la peur de perdre (avec une vidéo incroyable) - Laissez danser les fous sur la colline
Toujours sur le même sujet, le design d’influence expliqué à ma fille de 15 ans. Elle en a maintenant 19 ans et j’ai l’impression que ça lui a servi - Lettre à ma fille
Le livre Influence et Manipulation de Robert Cialdini est un classique incontournable pour comprendre comment on se fait manipuler par les vendeurs.
L’article du Washington Post sur le décès de Daniel Kahneman - Daniel Kahneman has died
🤩 On a aimé
Nos trouvailles de la semaine, en vrac et sans détour
Comment est-on passé de l’art au divertissement, du divertissement à la distraction, et de la distraction à l’addiction ? Ted Gioia jette un regard pessimiste sur l’état de notre culture à l’ère de TikTok et Instagram (sans doute l’article le plus lu du moment) - The State of the Culture, 2024
Le destin de Teleperformance, 500 000 salariés dans le monde, suspendu aux progrès des modèles génératifs - Le géant des centres d’appels face au vertige de l’intelligence artificielle - Le Monde
Un frigo américain émet à lui seul 3 fois plus de CO2 chaque année qu’un citoyen nigérian. Comparer les émissions de CO2 par pays, c’est aussi éviter les biais - Carbon Brief Profile Nigeria
Et pendant ce temps…plus de 5 000 satellites Starlink tournent au-dessus de nos têtes pour offrir un accès à internet sans fil. Cette animation est hallucinante - Starlink Map
💬 La phrase
« L'art n'est pas quelque chose que vous appliquez à votre travail
L'art est la manière dont vous faites votre travail, résultant de votre attitude envers celui-ci ».
Extrait de The notes of Charles Eames for a talk at UCLA, under the heading 'Advice to students' (1949) via The Marginalians
C’est terminé pour aujourd’hui !
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Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
traduit en français sous le titre Système 1, Système 2 chez Flammarion
Newsletter passionnante, merci ! Je viens de commander le livre de Daniel Kahneman. J'ai hâte de le lire.
Une petite remarque concernant l'information sur les frigos américains : en lisant l'info, je me suis demandé si un frigo américain consommait 3 fois plus d'un (frigo) nigérian ou qu'un Nigérian. Il semblerait que ce soit le 2ème (avec majuscule donc) ;-)
Excellent comme toujours !
Quelques voix ont émis un avis critique sur l'article du Monde à propos de Téléperformance dont celle-ci : https://www.linkedin.com/posts/manuel-jacquinet-32396123_teleperformance-g%C3%A9ant-des-centres-dappels-activity-7179713810994233344-tbHK?utm_source=share&utm_medium=member_desktop