2040
À quoi ressembleront nos villes et nos campagnes en 2040 ? Quelles solutions pour les décarboner ? J'ai été invité à parler du futur des mobilités au Ministère des Transports #293
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À chaque lettre un nouveau sujet décrypté : Quelle mobilité en 2040 ?
Lundi dernier j’ai été invité à un évènement sur l'innovation au Ministère des Transports pour présenter mes réflexions sur le futur des mobilités à l’horizon 2040.
Nous étions sur scène avec Aurore Fabre-Landry dans un temps très contraint. Je vous propose de profiter de ce format écrit pour dérouler un peu plus en détails mon intervention.
2040 ?
Je constate que nous sommes apparemment passés de 2030 à 2040 pour “dater le futur”. Vous trouverez ici en lien les tendances que nous avions identifiées il y a 4 ans pour 2030.
L’échéance change, ma méthode pour sensibiliser le public reste la même : je rappelle d’abord que “le futur est déjà là”. L’essentiel de la ville-de-dans-15-ans est déjà construite. À l’échelle du Grand Paris par exemple sont livrés à peine 30 000 logements neufs chaque année sur un parc de 3,5 millions de logements (soit 0,8%). La ville de 2040 ressemblera beaucoup - au moins dans sa forme - à celle de 2025. L’essentiel de l’innovation aura lieu sur le “soft”, pas sur le “hard”.
J’invite également chaque personne dans l’assistance à prendre quelques instants pour se souvenir de ce qu’elle ou il faisait le 23 juin 2010. Constater ce qui a changé et ce qui n’a pas changé depuis. Les ruptures et les continuités dans nos manières de travailler, s’informer, s’organiser et se déplacer. Je convie ensuite (fictivement) sur scène les futurs décideurs de 2040. Les élèves qui passent le bac en ce moment même auront 33 ans en 2040. Ils ont grandi avec le téléphone mobile, internet et le monde incertain qui est le nôtre depuis la fin de la guerre froide. Nous savons déjà peu ou prou quelles sont leurs idées, leurs attentes et leurs craintes. Or les jeunes sont souvent les grands absents des réflexions sur l’avenir. Étonnant non ?
C’est le moment d’introduire l’urgence écologique dans l’équation. Canicules, sécheresses, inondations et pénuries n’ont plus rien d’exceptionnelles. Comment se déroulera notre été en 2040 ? La chaleur bloquera-t-elle certains jours la circulation des trains ? Le réseau électrique tiendra-t-il le choc ? Pourra-t-on encore habiter sous les toits ? L’urgence écologique concerne autant les impacts à venir du dérèglement climatique que notre capacité à mettre en oeuvre les solutions avant qu’il ne soit trop tard. Nous allons devoir jongler avec des contraintes grandissantes tout en devant accélérer la décarbonation. Rappelons que la mobilité est le seul secteur d’activités qui n’a pas vu ses émissions baisser. Pas question de faire comme avant en espérant que cela s’améliore par magie.
Un autre élément de relative certitude est la démographie. L’INSEE prévoit que la population française atteindra 70 millions en 2044. Ensuite pour la première fois depuis la deuxième guerre elle commencera à diminuer. Ce basculement se verra d’abord dans la structure de la population. Dans les années 2040 nous compterons 2 millions de jeunes de moins de 18 ans en moins par rapport à aujourd’hui. Nos bacheliers d’aujourd’hui vivront la fermeture en masse des écoles pour leurs enfants. Ils devront aussi s’occuper de leurs propres parents : 18 millions de personnes auront plus de 65 ans, avec une hausse de 70% des plus de 85 ans. Ce qui nécessitera des offres de mobilité très différentes dans un contexte économique qui lui aussi sera très différent.
Voilà pour les quasi-certitudes. Passons aux signaux faibles et aux changements de comportement.
Les ferments du changement
En tant qu’urbaniste de formation, le transport était pour moi une question que l’on réglait entre “gens du transport” et “gens de l’urbanisme”. On était entre soi, on parlait de flux, de parts de marché et de “sites propres”. Les humains étaient des “origines-destinations” répartis par “modes” dont on simulait l’évolution à l’aide de calculs assez sommaires. Ça se terminait par des documents de planification, des (forcément grands) projets d’infrastructures et des bras-de-fer sur le financement.
Les problèmes qu’affrontent aujourd’hui les acteurs de la mobilité sont de moins en moins des problèmes de transport. Bien sûr l’offre reste très inégalement répartie et beaucoup d’infrastructures sont dans un état préoccupant. Un pont sur 4 et une route sur 5 seraient structurellement dégradés. Nous manquons cruellement d’offre ferroviaire et de réseaux cyclables. Mais le besoin d’investissement n’est plus l’unique point d’entrée. Les problèmes sont de plus en plus complexes. Ils obligent à casser les silos entre disciplines.
La transition écologique - encore elle - impose d’envisager les impacts globaux d’un projet de mobilité. De nouvelles contraintes, considérées auparavant comme périphériques, sont désormais au centre. Le pouvoir des Ingénieurs des Ponts et Chaussées est progressivement transmis aux Ingénieurs des Eaux et Forêts. La prise en compte de trames vertes, bleues ou brunes permet d’intégrer les impacts des infrastructures sur la faune, la flore et les milieux. “Ne pas construire” devient une hypothèse fréquente. Problème : en matière d’urgence climatique, ne rien faire n’est pas une option viable. Les quinze années devant nous seront peut-être les dernières durant lesquelles il sera encore possible de changer les choses. Les gens du transport vont devoir apprendre à travailler, et surtout innover en coalitions réunissant acteurs publics et privés, académiques et représentants des citoyens.
Et que veulent-ils ces citoyens ? C’est le moment d’aborder la partie la moins visible des changements. En quoi nos modes de vie et nos comportements ont-ils changé ? Quelles hypothèses en tirer pour l’avenir ?
Depuis 2000, les prix de l’immobilier ancien ont été multipliés par 2,6 (INSEE). Les primo-accédants doivent faire des arbitrages cruels entre surface et localisation de leur logement. Comme le soulignait Aurore Fabre-Landry qui partageait la scène avec moi, la principale conséquence est l’allongement des distances (x 5 depuis 1960 !) et l’usage quasi-exclusif de l’automobile en dehors des zones denses. Un clivage profond se dessine entre les habitants de centre-ville et ceux qui n’y résident pas. La structure de leur budget est radicalement différente, avec des poids inversés du logement et de la mobilité. Les politiques de mobilité déployées en ville sont souvent citées en exemple alors que d’une part leur impact sur les émissions de CO2 est faible (car les distances parcourues en ville sont faibles, CQFD), et d’autre part elles sont difficilement reproductibles dans des tissus urbains peu denses et très disparates. Il est plus facile d’enlever la voiture dans un centre ancien que dans des lotissements des années 70 qui n’ont jamais connu ne serait-ce qu’un trottoir. Par ailleurs le bilan carbone individuel des citadins n’est pas forcément plus flatteur que celui des ruraux, en raison d’un usage excessif du transport aérien, des résidences secondaires et de produits de consommation ayant parcouru de longues distances. On vous a dit que c’était un problème complexe.
Nous sommes donc face à un malentendu : les ménages qui habitent hors des villes denses ont l’impression d’être stigmatisés par des citadins et une sphère politico-médiatique qu’ils jugent “hors sol”. Le fossé se creuse entre les “gens de partout” qui voient le monde comme un terrain de jeu et le “peuple de quelque part” très attaché à son territoire d’enfance (voir nos prévisions pour 2030). Dans ce contexte, difficile de trouver la nécessaire concorde pour changer en profondeur les comportements de mobilité. Les moyens classiques de l’action publique - incitations et contraintes fiscales / réglementaires, infrastructures et développement de services - se heurtent à de farouches résistances.
Alors que l’on estime déjà à 10 millions le nombre d'actifs “mobiles” (qui n’ont pas de lieu de travail fixe), à quoi ressemblera la journée d’un actif en 2040 ? Qui paiera pour sa mobilité s’il n’a pas d’alternative à une voiture dont la seule énergie devrait coûter beaucoup plus chère ? Les contraintes liées à la préservation de la biodiversité (ZAN, respect des milieux,...) permettront-elles à tout le monde se loger ? À moins que le problème soit plutôt dans l’inadéquation grandissante entre des ménages âgés dans des maisons de plus en plus grandes et de jeunes ménages qui ne trouvent plus où se loger convenablement en ville (analyse) ? On ne réglera pas les problèmes de 2040 avec des solutions des années 90, ni avec des illusions sur le futur. Il faut apprendre à refaire la ville sur la ville, le territoire sur le territoire.
On voulait des voitures volantes, on a eu des trottinettes électriques
J’ai balayé assez rapidement l’hypothèse de voitures volantes ou autres inventions plus ou moins fantasques. Maintenir simplement le niveau de service global des infrastructures de transport de 2025 est déjà un défi. La ville de 2040 est déjà là, et elle sera de moins en moins fiable avec le dérèglement climatique et les cyberattaques. Donc il faut privilégier des solutions robustes. Une offre ferroviaire dense et cadencée vers les gros générateurs de déplacement, autour de laquelle se structureraient des réseaux fins de modes “légers” comme la marche, le vélo et autres engins de déplacement personnels (lire notre série : Ce que la trottinette aurait pu nous apprendre sur le futur de la ville). Mais il reste encore beaucoup de choses à inventer pour faire fonctionner ces offres ensemble, et pour convaincre de leur bien-fondé.
Le numérique peut également être un élément de la solution, à condition là aussi qu’on ne le conçoive pas comme la baguette magique qu’il n’est pas, mais comme une architecture à construire brique par brique avec un objectif de résultat. Urbaniser le bidonville comme l’écrivait Laura Létourneau, en reconstruisant patiemment les infrastructures, les services et les interfaces de demain. Se fixer des objectifs précis et exigeants d’accessibilité et de simplicité. Pour bien connaître le sujet, je n’ai qu’une chose à ajouter : “y’a du boulot”.
Vivre en intelligence
En conclusion, à la question “quelle ville pourrait servir d’exemple pour ces mobilités du futur”, j’ai répondu : Rennes (la journaliste avait suggéré : San Francisco). Pourquoi ce chauvinisme soudain ? Parce que je considère que, pour affronter la complexité des sujets à venir, nous aurons besoin de concorde, de capacité à nous rassembler et avancer ensemble car la route est loin d’être droite. La Bretagne et Rennes sont de bons exemples de cette capacité à “faire ensemble”, sans brusquer, sans laisser personne sur le côté. Je sais à quel point une bonne partie des personnes présentes dans la salle ce 23 juin n’attendait qu’une chose : démarrer un projet. Un projet forcément grand, forcément ambitieux et “innovant”. Comme d’habitude je dirais, se concentrer sur les moyens et oublier la fin. Nous avons besoin de ces “moyens” (infrastructures, nouveaux modes de déplacement) mais il est dangereux de considérer qu’ils suffiront à eux seuls à régler les problèmes complexes que j’ai rapidement évoqués ici. Nous avons besoin surtout d’innover dans la manière de coordonner et mettre en oeuvre ces moyens pour s’assurer qu’ils permettent bien d’atteindre les objectifs et pour les rendre robustes face aux contraintes grandissantes. Innover dans la manière d’innover, pour éviter de perdre encore 15 ans.
💬 La phrase
“Confrontés à la foudre et au tonnerre d’Internet, des réseaux sociaux et de l’IA, ils se sont soumis, dans l’espoir qu’un peu de poussière de fée rejaillirait sur eux”. Giuliano da Empoli, L’heure des prédateurs (Gallimard 2025).
C’est terminé pour aujourd’hui !
À la semaine prochaine, n’hésitez pas à réagir.
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.