Ce que la trottinette aurait pu nous apprendre sur le futur de la ville
Au-delà des polémiques, quels enseignement retirer de la collision entre le monde des startups et celui des collectivités ? 10 préconisations pour sortir par le haut de cet épisode #251
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🧭 De quoi allons-nous parler
J’ai essayé de décrire plus en détail dans les lettres précédentes l’affrontement de deux visions, entre des collectivités cherchant à sortir du “tout-voiture” une piste cyclable à la fois et des startups qui pensaient pouvoir changer le monde une ville après l’autre. Cette confrontation a mis au grand jour des clivages si profonds qu’il peut même paraître incongru de chercher à les analyser. Après tout, le transport c’est un truc d’élus locaux et d’ingénieurs, pas de développeurs de San Francisco soutenus par des fonds de pension. Laissez-nous travailler à nos grands projets et retournez vendre de la publicité sur le web !
J’aimerais tout de même vous convaincre qu’il y a quelques enseignements à retirer de cette période (en réalité, moins de deux ans avant le premier confinement). Et que ces enseignements, s’ils ne devraient pas vous faire regretter le tas de trottinettes en vrac sur le trottoir, vous apporteront je l’espère des pistes pour faire émerger des solutions efficaces et justes pour nos villes.
En avant.
Si vous avez raté le début, retrouvez les épisodes précédents :
Requiem pour les micromobilités : alors que nous assistons au dépecage de Cityscoot, c’est le moment de prendre un peu de recul sur l’échec des services de micromobilités.
Il n’y a pas de silver bullet : un brainstorming imaginaire recherche le mode de déplacement idéal et accouche…des trottinettes en free floating.
Nous ne sommes pas des vendeurs de tacos : dans la peau d’une startup californienne pendant les années folles qui ont vu les trottinettes passer de jouets à idoles des investisseurs.
La ville n’est pas le web : que se passe-t-il quand on installe 25 000 trottinettes et 5 000 vélos dans l’une des villes les plus denses du monde ?
Fresque de l’artiste belge ROA dans Mission à San Francisco - photo de votre serviteur
🎯 Cette semaine
Quels enseignements retirer de la courte expérience des micromobilités ? J’ai essayé de résumer en 10 points ce que nous a appris cette période.
1. La goutte d’eau qui fait déborder le trottoir
Jadis territoire des jeux d’enfants et des flâneries d’adultes, ce bout de bitume est devenu un (non-)lieu banal confiné entre l’espace privé des immeubles et les dangers de la route. Le trottoir subit de plus des atteintes permanentes - mobilier urbain, terrasses, accès, édicules divers et variés - et temporaires - travaux, déchets, encombrants,… à sa “marchabilité”. L’irruption des trottinettes circulant n’importe comment a donc ravivé ces conflits latents. Dernier arrivé, premier dehors : il n’a pas fallu longtemps pour que les piétons se fassent entendre, soutenus par des automobilistes trop heureux de ne pas être pour une fois montrés du doigt.
Tel un vaccin qui déclenche des anticorps, notre petit engin a au moins permis de rappeler aux élus l’importance de la marche comme matrice de tous les déplacements. Et par effet collatéral, à en bannir par exemple les deux-roues motorisés dont le stationnement payant se généralise.
2. Les gens ont aussi envie de prendre du plaisir en se déplaçant
L’un des arguments des promoteurs de la micromobilité était : market for miles, market for smiles : un potentiel pour remplacer les trajets courts en voiture (miles), mais aussi pour procurer du plaisir (smiles pour sourires). Se déplacer en trottinette, c’est simple et sympa. Cet argument s’est retourné contre les micromobilités en Europe notamment. D’une part le transport collectif et la marche à pied font déjà le job. D’autre part le côté ludique de la trottinette a été interprété comme de l’irresponsabilité.
Il y a pourtant des leçons à tirer du succès commercial de ces services. Tout le monde n’est pas à l’aise à vélo ou en transport collectif. La trottinette est une autre alternative à la voiture. En termes de simplicité d’accès et de paiement ces services ont apporté de nombreuses innovations dont les transports “classiques” devraient s’inspirer. Les organisateurs de transport pourraient aussi réfléchir à des tarifications occasionnelles de manière plus décomplexée : si des gens sont prêts à payer 4€ pour échapper aux transports publics, pourquoi se priver de ces recettes ?
3. Un seul geste pour tous les utilisateurs
C’est l’une des principales erreurs des startups de micromobilité. En misant tout sur une expérience utilisateur la plus fun possible (voir 2.), elles n’ont fixé quasiment aucune contrainte pour stationner les engins. Pourtant, nous avons vu dans un épisode précédent que San Francisco avait imposé une règle simple à ses deux opérateurs : toutes les trottinettes devaient être équipées d’une sorte de cadenas qu’il était obligatoire d’attacher à un point fixe.
Source : Skip.
Outre la protection contre le vol ou la dégradation, cette contrainte aurait permis d’unifier les gestes réalisés dans l’espace public. Que l’on loue ou possède une trottinette, le geste sera le même : trouver un point fixe et y attacher son engin. Pas même besoin de créer des espaces dédiés aux engins en location, au contraire. Banaliser leur présence fera mieux comprendre aux utilisateurs qu’ils sont soumis aux mêmes règles que les autres. Instaurer cette obligation aurait même pu inciter les villes en retour à investir massivement dans des stationnements deux-roues. Pas sur le trottoir : sur la chaussée.
4. Articuler le local et le global
Les investisseurs en capital-risque ont payé très cher la découverte du secret le moins bien gardé de l’administration : la ville n’est pas le web. Si le code de la route fixe quelques règles nationales, chaque agglomération dispose comme elle l’entend de son offre de transport, de ses tarifs et de son espace public. Traverser une rue peut vous faire entrer dans un système réglementaire totalement différent. Là où elles pensaient pouvoir conquérir une ville après l’autre à partir d’un produit créé dans un open space de SOMA, les startups ont vite déchanté.
Il y avait pourtant un vrai intérêt pour les agglomérations à tenter de profiter du caractère “global” des startups. Leur force de frappe en matière d’achats, de conception logicielle, de marketing et de design est juste incomparable à celle des villes et de leurs opérateurs. Leur organisation en produits déclinables localement permet également de “dégrouper” les services de mobilité. Les startups peuvent fournir l’ensemble du service ou simplement certaines briques : le matériel, les logiciels, l’interface, la maintenance, la formation,…Une piste à creuser pour tous les modes de transport.
5. Un bon contrat vaut mieux que plusieurs opérateurs
Si la concurrence entre produits indifférenciés à coup de promotions correspondait à la stratégie darwinienne des investisseurs, elle n’a pas apporté grand chose en termes d’efficacité sur le terrain. Le choix des villes de garder au final plusieurs opérateurs (8 à Madrid !) n’a fait que multiplier les contraintes : marchés trop petits, trop courts, et absence de coordination entre les acteurs.
Pourquoi ne pas déléguer à un seul opérateur un ensemble de services cohérents au niveau territorial ? Vélos en station + vélos et trottinettes en free floating par exemple ? Pourquoi pas également y inclure tous les modes partagés : scooters, autopartage ? Les mêmes équipes sur le terrain et à la maintenance, avec des missions plus riches et variées. Une seule appli. Un chiffre d’affaires suffisant pour investir et structurer une présence locale. Pour qu’une délégation fonctionne, il faut que chacun s’y retrouve.
6. Utiliser la donnée pour dimensionner l’offre
Bien avant leur mise en concurrence, les opérateurs de micromobilité ont accepté de partager aux DSI des villes un niveau d’information jamais atteint par leurs pairs du transport public. C’est l’avantage de travailler avec des acteurs nativement issus du logiciel : leurs systèmes sont conçus par design pour produire et transférer de la donnée. Malheureusement cette donnée n’a pas servi à optimiser l’offre de trottinettes à l’échelle de la ville. Leur répartition géographique et temporelle est restée un choix discrétionnaire des opérateurs, qui se sont perdus dans une concurrence stérile.
Le récent hackathon Velib (que j’ai eu le plaisir d’accompagner) a montré à quel point l’analyse de données massives permettait d’optimiser l’offre de ce type de mobilité. Concrètement, cela aurait permis aux villes de dimensionner le parc et de moduler l’offre et - pourquoi pas - les tarifs selon l’usage souhaité par secteur et période. Plus de trottinettes en bout de ligne de RER ou dans des secteurs mal desservis, moins ailleurs. Optimiser l’usage de chaque engin et le revenu global entre secteurs qui rapportent et secteurs qui coûtent. Une bonne manière pour les villes de monter en compétence sur le sujet de l’exploitation des données de mobilité.
Les pistes suivantes sont plus exploratoires. Curieux d’avoir vos retours.
7. Ne pas opposer public et privé
Une ville qui fonctionne bien sait marier harmonieusement les forces du public et du privé, que ce soit dans le commerce, les loisirs, la culture...pourquoi est-ce que la mobilité rend ces oppositions si caricaturales ?
L’usage des trottinettes est désormais réglementé. Mais il manque toujours des éléments pour gérer efficacement des services de flottes partagées : des règles d’usages de l’espace public, des principes de répartition des responsabilités, des données et des recettes,…Entre les autorisations d’occupations temporaires conçues pour des terrasses de café et les délégations de service public adaptées aux géants du transport, un champ d’innovation juridique et opérationnel se dessine. Reste à saisir cette opportunité de travailler avec des acteurs globaux pour établir ces règles avec eux.
8. Ne pas opposer possession et location
J’ai souvent entendu dire que les services de free floating ne servaient à rien puisque leurs utilisateurs n’avaient qu’à acheter un engin pour se déplacer. C’est oublier un angle mort de la mobilité : votre véhicule vous appartient toujours lorsque vous ne vous en servez pas. Il est à la fois mobile et immobile. On peut vous le voler, le dégrader, et dans tous les cas il perd de la valeur. C’est pourquoi posséder un engin a du sens lorsque vous disposez d’une possibilité de le garer en toute sécurité au départ et à l’arrivée de votre déplacement. Dans les autres cas, un service de location peut être pertinent. Nicolas Hayek, l’inventeur de la Smart (et des montres Swatch) voulait proposer aux acheteurs de sa petite voiture un service de location couvrant tous les besoins sur l’année : un cabriolet pour un week-end, une fourgonnette pour déménager,…Chaque Smart devait également accueillir une trottinette dans son coffre !
Les loueurs de voiture n’ont pas suivi. Mais ce que la voiture n’a jamais permis, les micromobilités l’encouragent : utiliser le bon mode de déplacement au bon moment. Pourquoi ne pas imaginer un système de location à l’année qui permettrait aux acheteurs de vélos ou trottinettes de disposer d’engins à louer dans d’autres villes et bien entendu d’accéder aux transports publics ? Des systèmes hybrides comme celui lancé avec succès par le français Pony sont également tout à fait intéressants à développer : vous pouvez mettre votre propre engin en location avec une formule full services.
9. Ne pas opposer modes individuels et collectifs
La séparation entre modes de déplacement est un concept vieux comme la Charte d’Athènes de Le Corbusier. Elle a justifié les pires adaptations de la ville à la voiture, à une époque où rien ne semblait remettre en cause la fascination pour les “machines” permettant de se déplacer. Aujourd’hui un consensus semble se dégager sur le fait que l’espace public doit au contraire être partagé (sauf le trottoir, j’espère que vous suivez). Mais les règles qui instaureraient une hiérarchie entre moyens de déplacement au sein de cet espace partagé ne semblent toujours pas claires. Je vous en propose plusieurs, à combiner :
priorité aux modes qui transportent le plus de personnes à la fois (efficacité)
priorité aux modes qui favorisent l’activité physique (santé mais aussi accessibilité)
priorité aux modes qui s’articulent le mieux les uns aux autres (complémentarité)
Complémentarité entre micromobilités et autres modes de transport - 15marches 2019
Même en cherchant bien, on ne voit pas comment la voiture pourrait garder sa place actuelle si on lui appliquait cette triple grille de choix. En revanche - vous me voyez venir - nos petits engins, même électrifiés, restent bien placés en particulier car ils offrent une complémentarité simple et peu coûteuse qui augmente l’attractivité des autres modes.
10. Articuler court et long termes
Un ami à qui j’exposais récemment mon constat de l’impossible coopération entre startups et collectivités m’a évoqué le Buxton Index, un indicateur qui mesure les enjeux temporels de différentes entités qui doivent coopérer. “L’Indice Buxton d’une entité est défini par la longueur de la période, mesurée en années, par laquelle l’entité réalise ses propres plans. Pour un commerce de proximité l’indice pourrait être de 0,5 (six mois), là où il serait de 4 (années) pour un élu, un peu plus pour une entreprise, beaucoup moins pour des managers qui rendent des comptes chaque trimestre,…En revanche des universités par exemple ont des décennies pour réaliser leurs plans. L’indice Buxton peut aider à expliquer l’échec invariable entre entités ayant des indices temporels différents comme par exemple un laboratoire de recherche et une industrie, ou une startup et une collectivité. Une piste de travail pourrait être de commencer à afficher clairement ces indices et rechercher de manière transparente les points de rencontres au long de ces temporalités différentes.
J’espère à mon tout petit niveau avoir contribué à rapprocher ces deux mondes qui ne se comprennent pas et qui pourtant détiennent chacun une partie de la solution aux problèmes de mobilité qui nous font face.
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💬 La phrase
"I will build a motor car for the great multitude...constructed of the best materials, by the best men to be hired, after the simplest designs that modern engineering can devise...so low in price that no man making a good salary will be unable to own one-and enjoy with his family the blessing of hours of pleasure in God's great open spaces." - Henry Ford, My Life and Work (1922)
C’est fini pour cette semaine !
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Stéphane
Je suis Stéphane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains à travers les plaines. La nuit je lis et j’écris cette lettre.
https://onlinebicyclemuseum.co.uk/1918-eveready-autoped-scooter/
https://newatlas.com/original-scooter-eveready-autoped/45714/