đ„ Appetite for disruption
Adieu Deliveroo. Bonjour Doordash. La consolidation du secteur de la livraison de repas est une étape supplémentaire dans la disruption profonde des secteurs de l'alimentation et du commerce #288
đšâđ Certains mardis StĂ©phane Schultz dĂ©crypte lâimpact des technologies sur lâĂ©conomie et la sociĂ©tĂ©... En savoir plus sur cette lettre : Ă propos
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đ§ De quoi allons-nous parler
Ce sont les nouveaux Poinçonneurs des Lilas, ces âgars quâon croisent et quâon nâregardent pasâ. Plus de 180 000 livreurs Ă vĂ©los, fantĂŽmes de polyester qui sillonnent nos rues le soir venu ou attendent en essaim devant les tristes façades des restaurants rapides. On les repĂšre facilement aux sacs isothermes quâils portent sur leur dos. Uber Eats et Deliveroo ont progressivement remplacĂ© la floraison Ă©phĂ©mĂšre de marques aux noms dĂ©jĂ oubliĂ©s. Et ce nâest pas fini. AprĂšs une premiĂšre sĂ©rie de concentration autour de Just Eat Takeaway lâanglais Deliveroo vient dâĂȘtre avalĂ© par le leader amĂ©ricain Doordash. Cette nouvelle peine Ă faire les gros titres tant nous sommes indiffĂ©rents Ă ces sociĂ©tĂ©s qui ne sont que des pictogrammes sur nos Ă©crans et des promos dans nos boĂźtes mails. Faible diffĂ©renciation, marges nĂ©gatives et concurrence dĂ©bridĂ©e : ces business sont lâexpression la plus chimiquement pure du capitalisme dopĂ© au numĂ©rique. En tirant radicalement partie des technologies pour contourner les rĂšgles et pratiques en vigueur, elles ont provoquĂ© une disruption profonde des secteurs attaquĂ©s : la restauration, le commerce et lâalimentation.
Câest le sujet de lettre de cette semaine.
đŻ Cette semaine
à chaque lettre un nouveau sujet décrypté : quand le plat vient à vous, que devient le repas ?
Pour donner un peu de saveur Ă cette Ă©dition jâai choisi de la structurer âen musiqueâ tant les titres de lâalbum iconique des Guns Nâs Roses, Appetite for Destruction (1987, et oui) se prĂȘtaient bien aux sujets que je souhaite aborder1.
Welcome to the jungle
âYou got a hunger for what you seeâ
Lâune des caractĂ©ristiques de la disruption est quâelle ne se contente pas de changer les acteurs en place : elle bouleverse profondĂ©ment les secteurs quâelle touche. Lâune des transformations les plus courantes est de sĂ©parer2 une activitĂ© en âbriquesâ pour en faire des produits indĂ©pendants, ou au contraire de regrouper diffĂ©rentes activitĂ©s pour en faire un seul produit. Apple par exemple avait âdĂ©groupĂ©â lâalbum de musique avec iTunes en proposant de tĂ©lĂ©charger des morceaux uniques pour 0,99$. Spotify en revanche a âregroupĂ©â les morceaux dans des playlists : âThe playlist is the album of the streaming worldâ - The Song Machine, John Seabrook (Norton 2015).
Comme on est jamais mieux servi que par soi-mĂȘme, je vous offre ici un extrait de mon livre (Partie 2, Chapitre 2) qui traite justement de ces concepts :
âIl nây a que deux maniĂšres de gagner de lâargent dans le business : lâune est de dĂ©grouper, lâautre est de grouper. Internet permet de faire les deuxâ (Jim Barksdale). Ces deux notions fournissent une intĂ©ressante clĂ© de comprĂ©hension de lâĂ©conomie numĂ©rique.
Commençons par grouper : le succĂšs des dĂ©buts du web est indissociable de celui des agrĂ©gateurs et autres places de marchĂ© en ligne; pensez aux comparateurs de prix, aux sites dâannonces et de e-commerce gĂ©nĂ©ralistes. Ces sites ont repris le principe de la grande distribution en agrĂ©geant les produits créés par des tiers, et en assurant leur vente et leur livraison. Un seul site, des centaines de milliers dâoffres.
(âŠ) On parle de dĂ©groupage lorsque ce qui nâĂ©tait quâune fonction ou une partie dâun produit devient un produit Ă part entiĂšre et vendu comme tel. Des milliers de startups se sont créées en dĂ©groupant chaque rubrique des grands agrĂ©gateurs de contenus : Airbnb a dĂ©groupĂ© la section âhĂ©bergementâ de CraigList, lâĂ©quivalent du site Le Bon Coin aux Ătats-Unis. Les applications mobiles reprendront ce concept : une app pour lâorthographe, une app pour la lampe de poche,...
(âŠ)
Un ingĂ©nieur de Google eut lâidĂ©e de reprĂ©senter de maniĂšre pĂ©dagogique le dĂ©groupage (âŠ) dans un cĂ©lĂšbre schĂ©ma appelĂ© Pizza as a Service. Ă quoi ressembleraient les diffĂ©rentes possibilitĂ©s de âdĂ©grouperâ un repas entre amis ? Commençons par sĂ©parer les diffĂ©rentes fonctions en autant de briques cohĂ©rentes : pour cuire une pizza il faut un four, de lâĂ©nergie, mais pour passer une bonne soirĂ©e il faut Ă©galement des boissons, des amis et de la conversation ! Les fonctions en clair sont celles que vous faites vous-mĂȘme, celles en foncĂ© celles qui sont confiĂ©es Ă dâautres personnes. Ă gauche, on fait tout chez soi. Ă droite, on arrive au cocktail et tout est prĂȘt (sauf votre conversation).
Cette grille dâanalyse est intĂ©ressante pour comprendre ce que permet la livraison de repas pas chĂšre et disponible en un clic :
Le restaurant est dĂ©groupĂ© : sa cuisine produit dĂ©sormais des repas non seulement pour les clients en salle mais Ă©galement pour Ă emporter ou Ă livrer par nos hommes Ă vĂ©lo. Ceci permet dâoptimiser lâusage des cuisines et de dĂ©velopper le chiffre dâaffaires sans investir dans des m2 et du personnel de salle (un tiers du chiffre dâaffaires des restaurants serait dĂ©sormais apportĂ© par les plateformes de livraison). Dans Comment Ă©claircir le dark commerce ? nous avions analysĂ© les diffĂ©rentes formes de dĂ©groupage du restaurant et du magasin : dark kitchen (cuisines sans salle), dark stores (magasins sans rayons), drives piĂ©tons,âŠ
La livraison est dĂ©groupĂ©e : on peut se faire livrer chez soi, dans un magasin-relais, dans un bar ou dans un locker automatique. On peut Ă©galement chercher son repas chaud directement dans un distributeur (lire Automates des villes, automates des champs sur le dĂ©veloppement des distributeurs Ă la campagne). Certains livreurs sous-traitent lâusage de leur propre compte Ă dâautres moyennant commission. Jâallais oublier : les vĂ©los eux-mĂȘmes sont dĂ©groupĂ©s lorsque les livreurs utilisent des vĂ©los en location longue durĂ©e (Veligo,âŠ) pour effectuer leurs tournĂ©es.
Le repas en famille ou au travail est dĂ©groupĂ© : chacun commande ce quâil veut, il est mĂȘme possible de commander des plats diffĂ©rents dans des restaurants diffĂ©rents et se les faire livrer en mĂȘme temps.
La loi enfin est âdĂ©groupĂ©eâ : comme pour les VTC qui ont profitĂ© dâun vide juridique ignorant la âmaraude Ă©lectroniqueâ, les livreurs Ă vĂ©lo contournent les rĂšglements qui imposent que les livreurs soient salariĂ©s de lâentreprise Ă moins quâils ne soient eux-mĂȘmes entrepreneurs du transport; sauf que la loi prĂ©voyait cette obligation pour les livreurs motorisĂ©s uniquement (il nây avait pas de vĂ©los Ă©lectriques Ă lâĂ©poque).
Paradise city
âI'm your charity case, so buy me somethin' to eatâ
Alors que 6 français sur 10 ont dĂ©jĂ utilisĂ© la livraison de repas et que les 18-35 ans lâutilisent plusieurs fois par semaine, le prolongement de ces tendances aura certainement un impact Ă long terme sur la conception mĂȘme des villes.
JusquâĂ il y a peu les services de livraison rapide Ă©taient surtout utilisĂ©s par des urbains aisĂ©s habitant des secteurs bien pourvus en commerce.
Dans lâarticle âFaut-il choisir entre la ville du quart dâheure et la Livraison en 10 minutesâ nous avions soulignĂ© ce paradoxe : les adeptes de la ville dense et bien pourvue en commerces et amĂ©nitĂ©s sont les mĂȘmes qui plĂ©biscitent les âservices numĂ©riques du quotidienâ : transport, livraison, rencontres,âŠ
âEn rĂ©alitĂ©, ces deux propositions ne sont que les deux faces de la mĂȘme vie urbaine. Les principaux utilisateurs de la livraison en 10 minutes sont sans doute les mĂȘmes habitants de la Ville du Quart dâHeure. Et ce nâest pas un paradoxe. Les âcitadinsâ dâaujourdâhui utilisent les outils numĂ©riques comme une couche de services qui se surimpose Ă la quasi-totalitĂ© de leurs activitĂ©s. Ils recherchent lâoptimisation de leur temps, de leur argent et de leur expĂ©rience utilisateur. La livraison leur permet Ă©galement dâoptimiser leur espace disponible, un peu comme le cloud pour votre informatique personnelle.
Penser que la Ville du Quart dâHeure se fera sans ces pratiques numĂ©riques relĂšve selon moi dâun voeu pieuâ.
Comme le container maritime qui a dĂ©groupĂ© lâusine locale pour la rĂ©partir sur plusieurs continents, la disposition dâune force de livraison omniprĂ©sente, rapide et trĂšs peu chĂšre permet dâenvisager des stratĂ©gies de localisation nouvelles des diffĂ©rentes entitĂ©s qui composent traditionnellement le commerce. Pourquoi localiser les cuisines dans des quartiers chers et peu accessibles alors quâon peut les mettre ailleurs (dâoĂč les dark kitchens) ? Pourquoi habiter ou travailler prĂšs des commerces si on peut se faire livrer facilement ? Ce mouvement accompagne un cycle de dĂ©groupage du travail - entre le tĂ©lĂ©travail qui se gĂ©nĂ©ralise et le recours au free-lancing. Dans une autre catĂ©gorie, les travailleurs mobiles (qui nâont pas de bureau ou de lieu de travail fixes), au nombre de 10 millions, sont Ă©galement de gros consommateurs de repas hors domicile.
Les secteurs pĂ©riurbains et ruraux connaissent enfin un fort dĂ©veloppement des âcommerces asynchronesâ avec les distributeurs de repas, la vente Ă emporter et Ă©galement la livraison Ă domicile. Le rĂ©cent grand chantier dââadressageâ du territoire va faciliter le dĂ©veloppement de la livraison en permettant de mieux gĂ©olocaliser les habitations en zone rurale. Sans compter tous les commerces de bouche Ă©phĂ©mĂšres et nomades qui rythment les soirĂ©es, kermesses, festivals et marchĂ©s nocturnes.
La gĂ©nĂ©ralisation des ârepas hors domicileâ ou non prĂ©parĂ©s au domicile nâest plus lâapanage des villes. Mais alors, qui va encore manger chez soi un repas prĂ©parĂ© Ă la maison ?
Sweet Child OâMine
âWhere do we go now ?â
Le repas traditionnel pris Ă table en famille Ă heure fixe va bientĂŽt rejoindre les disques de Johnny et le jeu des Chiffres et des Lettres dans la catĂ©gorie Images dâĂpinal de la France dâAvant.
La vie est un long fleuve tranquille, Etienne Chatillez (1988, décidémment).
Les enquĂȘtes sur les comportements alimentaires des français vont toutes dans le mĂȘme sens : nous consacrons en part relative de moins en moins dâargent Ă notre nourriture, mais Ă©galement moins de temps dâachat et de prĂ©paration aux repas. Quand Reed Hastings le fondateur de Netflix affirmait que son service Ă©tait en compĂ©tition avec « le sommeil ou un bon repas » il ne se trompait donc pas. Les formules de plats prĂ©parĂ©s, vente Ă emporter et livraison Ă domicile profitent de ces changements. Ajoutons aussi des tendances plus macro comme la baisse de la natalitĂ©, le vieillissement de la population, la âparcellisation des mĂ©nagesâ (la famille avec deux enfants nâest dĂ©jĂ plus majoritaire) et enfin, last but not least, la stagnation du pouvoir dâachat.
Que restera-t-il aux restaurants ? Comme beaucoup de secteurs touchĂ©s par la transformation numĂ©rique, on constate un « effet haltĂšre » qui structure lâactivitĂ© en deux pĂŽles opposĂ©s : les offres peu qualitatives et peu chĂšres dâun cĂŽtĂ© (dĂ©veloppement exponentiel des fast food) et plus qualitatives de lâautre (service, qualitĂ© et origine des produits mais aussi ârepas de fĂȘteâ avec le succĂšs des Ă©missions de tĂ©lĂ© spĂ©cialisĂ©e comme Top Chef). Au milieu, entre les deux extrĂ©mitĂ©s de lâhaltĂšre, les Ă©tablissements âmoyensâ disparaissent.
Sortir de cet engrenage supposera sans doute dâinnover dans les propositions de produits et dâexpĂ©riences. Miser sur des offres alternatives et des expĂ©riences singuliĂšres (ramasser des fruits ou des lĂ©gumes, faire Ă manger dans le resto ou le magasin), lâĂ©vĂšnementiel (privatiser un restaurant, une cuisine ou un chef) ou la personnalisation. Comme toujours je cherche le futur3 dans des terrains connexes : quand je vois le succĂšs des activitĂ©s sportives / fitness assistĂ©es par les applications dĂ©diĂ©es, je me demande si nous nâirons pas vers une alimentation programmatique personnalisĂ©e. âNumĂ©riser la diĂ©tĂ©ticienneâ en proposant des cycles de repas axĂ©s sur un objectif quantitatif (perte de poids, hausse de performance,âŠ) comme cela existe dĂ©jĂ pour les adeptes des salles de musculation. Quoi quâil arrive, des livreurs seront toujours lĂ pour vous les apporter.
Bon appétit !
đ Mon actualitĂ©
Je me suis entretenu avec ClĂ©ment Durand durant une heure pour son podcast Les Dessous de lâIA
Jâai Ă©tĂ© invitĂ© Ă Marseille pour une confĂ©rence Ă lâĂcole de La Plateforme IO pour parler lĂ aussi de lâintelligence artificielle et de ses modĂšles Ă©conomiques
Câest terminĂ© pour aujourdâhui !
Ă la semaine prochaine, nâhĂ©sitez pas Ă rĂ©agir.
Si vous avez apprĂ©ciĂ© cette lettre, laissez-nous un đ pour nous encourager. Vous pouvez Ă©galement acheter mon livre AprĂšs la Tech : le numĂ©rique face aux dĂ©fis Ă©cologiques. DĂ©dicace offerte.
Stéphane
Je suis StĂ©phane Schultz, de 15marches. Le jour je suis consultant, je prends des trains Ă travers les plaines. La nuit je lis et jâĂ©cris cette lettre.
Bien que je ne sois pas particuliĂšrement fan de GNâR, câest dire mon ouverture dâesprit đ
les anglo-saxons parlent de âgroupage / dĂ©groupageâ : âbundling / unbundlingâ, termes que jâai repris dans mon livre.
Car âle futur est dĂ©jĂ lĂ , il est juste inĂ©galement distribuĂ©â (W.Gibson)
Bravo encore une fois pour cette newsletter. La réflexion "groupage / dégroupage" est une clé pour l'entrepreneuriat de territoire (notre spécialité), merci !
Article passionnant, encore une fois !